moment critique
Ok Google, fais-moi rêver
« Alexa, raconte-moi une blague »... « Ok Google, jouons à un jeu »... « Dis Siri, quelle est la distance Terre-Lune ? »...
Aujourd’hui, et plus qu’à aucune autre époque, les enfants semblent ne plus pouvoir s’ennuyer. Ils ont en effet désormais à leur disposition tout un arsenal d’interfaces numériques toujours enclins à répondre à la moindre de leurs demandes et à satisfaire tous leurs désirs. L’enfant du XXIème siècle est donc un être suréquipé, connecté en permanence à des assistants virtuels qui savent tout, répondent à tout (ou presque) et exécutent sans broncher tous leurs ordres.
Déjà leur smartphone qu’ils obtiennent pour la plupart à 11 ans – certains même plus tôt – leur permettait d’être en permanence en lien avec leur réseau, d’avoir toujours sur eux leurs jeux et musiques préférés, et pour les plus curieux, de pouvoir savoir dans la seconde le nom d’une fleur vue dans un jardin, l’identité de la personne qui avait donné le nom de la rue dans laquelle ils se trouvaient ou de livrer la fiche technique du tableau aperçu lors d’une exposition avec leurs parents. Notre société numérique et boulimique de données a donc produit une jeunesse totipotente, sans cesse à l’affut de la moindre information et incollable sur tout, virtuellement du moins. Car c’est bien un des problèmes de cette génération qui délègue à présent comme jamais de plus en plus d’activités cognitives à ce que le philosophe Maurizio Ferraris voit comme des mémoires externes. Ce qui réjouit un autre philosophe, Michel Serres, qui considère cette jeunesse comme un peuple de St Denis, portant à leur main leur tête, ce téléphone qui est devenu si intelligent qu’il réfléchit et pense à leur place. Pour l’auteur de Petite poucette, enfin libérés du devoir de retenir toutes sortes d’informations qui pouvaient autrefois encombrer la mémoire de leurs ainés, ils seraient les premiers représentants d’une société résolument créative et allégée du fardeau mémoriel.
On aimerait croire à cette relation harmonieuse et complémentariste entre l’homme et la machine. On se plairait volontiers à imaginer l’humain de demain tout entier tourné à la création et délaissant les taches mémorielles et organisatrices à son cerveau portable, ou au Cloud directement. Mais justement, peut-on créer de rien ? Épineuse question à laquelle l’histoire de la culture semble répondre par la négation, tant l’art dans son ensemble paraît avoir été mu, à des rythmes différents, par la révolution et la réaction au déjà fait et déjà connu.
Mais surtout, comment concevoir une jeunesse créatrice lorsque celle-ci se trouve happée en permanence par des applications et interfaces qui ne cessent de leur notifier leur existence et de les obliger à les consulter ou à les utiliser, et se voit conditionnée à l’obsession contemporaine de l’activité permanente et efficiente. Bien au contraire. C’est parce qu’il s’ennuie que l’enfant se met à développer son imaginaire. C’est parce qu’il bute sur le monde qu’il trouve les ressources pour mieux l’habiter.
L’enfance n’est donc plus cet âge où, comme l’écrivait Saint-John Perse en 1907, « tout n’ (est) que (…) confins de lueurs » (« Pour fêter une enfance », Eloges). Notre contemporanéité techniciste en a fait au contraire le règne de l’abondance et de l’efficacité, dans une dépendance toujours plus accrue à une technologie dont on ne cesse de leur dire qu’elle leur permettra de mieux vivre, mieux voir, mieux apprendre, mieux jouer. Une jeunesse que nous sacrifions sur l’autel de l’optimisation et de la rationalité qui ne permet plus ni la rêverie, ni la flânerie. Une enfance qui gagnerait pourtant à quitter le cloud numérique et cette réalité toujours augmentée pour se perdre à nouveau dans le ciel et la poésie de ses nuages métamorphes.
Bertrand Naivin