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La revue n° 57 La nouvelle éducation sentimentale

La nouvelle éducation sentimentale

VII

Ils s’en allaient presque tous les jours sur la colline située pas très loin, derrière le bloc dans lequel ils vivaient. Au-delà et au-dessus d’une vallée escarpée, incroyablement raide pour l’approche du centre de la ville, ils atteignirent Sipote, une sorte de clairière très peu fréquentée, bordée sur trois côtés par le ruisseau qui traversait la ville, une sorte de Cacania qui ne manque à aucune petite ville du pays. Après Sipote l’ascension, raide, sorte d’échauffement nécessaire, commença. Ils ont grimpé au-delà du rivage escarpé et boueux, et en haut, après un autre petit bout de terrain plat, on avait un champ qui semblait interminable ; en pente, c’est vrai, mais l’angle d’inclination n’a pas empêché les matchs de football les plus chauds - attaquant la porte “d’en haut” ou “d’en bas”. Plus loin, au fond, la clôture du cimetière. Peu important alors. Il n’y avait personne là-bas, personne là endormi pour toujours... Ils n’étaient en ville que depuis quelques années, les tombes de leurs grands-parents étaient dans d’autres cimetières. Et les proches de son père ne s’étaient pas encore, dans ces temps-là, déplacés, un à un, au-dessus de la ville.

Le cimetière n’était alors que la toile de fond pour le terrain de football fréquenté toute l’année, même en hiver, sur la neige, les pieds mouillés, à travers les chaussures, jusqu’à la peau. Maintenant une forêt de bois bon marché et en croissance rapide - une forêt d’environ deux décennies, sous laquelle se cachent déjà des feuilles ; et la végétation sèche et faible a pris la place du terrain de football... De plus, une statue imposante, facile à voir au-delà du ravin de Sipote, a été placée au milieu du parc. La statue équestre d’un grand souverain - une statue oppressante quand vous êtes près d’elle et trop petite si vous la regardez de la ville. La nouvelle forêt cachait l’endroit de la paix éternelle, mais maintenant il comprend ça autrement : ses parents et d’autres membres de sa famille y ont été enterrés, il se souvenait d’eux chaque fois qu’il montait ici... Autrefois, quand ils jouaient au foot, les parents de footballeurs avaient les pleins pouvoirs. Un soir, ils marchaient ensemble sur le trottoir de la rue principale, celle qui menait à l’hôpital et, plus loin de là, à travers des serpentines, à la ville voisine, plus petite mais plus pleine de traditions culturelles que celle dans laquelle ils vivaient. Quelque part, devant eux, il y avait une affiche des films qui vont passer la semaine prochaine au cinéma Jeunesse. Une image violente, avec beaucoup de rouge oppressant, montrait le visage dur de l’homme présent sur l’affiche, une gueule déchirée de toutes parts par des cicatrices désagréables. C’était l’affiche du film Le Communiste (un film tellement bon qu’il n’a rien trouvé sur lui quand il a cherché, après des décennies, sur internet…). Un film perdu pour toujours, comme tant d’autres, « créés » sous le signe de l’art engagé… Devant lui se trouvait donc le titre du film, Le Communiste - et en son esprit il faisait simplement défiler la liste des spectacles cinématographiques qu’il pouvait voir les jours à venir. Dans une ville sans autres spectacles, sans théâtres, sans rien d’autre, où les salles de cinéma étaient intensément fréquentées par ceux de son âge. (C’est vrai, de temps en temps, en quelques années, se souvient-il, des cirques s’étaient arrêtés dans la ville - offrant un spectacle gratuit, celui de l’installation et désinstallation d’immenses tentes… ; il a vu là, parmi les gens du cirque, les premiers scooters ; les artisans du cirque parcouraient la ville sur ces mini-motos à roues minuscules.) Les cirques, une fois par an, et, chaque semaine, les cinémas, étaient les lieux où quelque chose de nouveau, quelque chose d’inattendu, pourrait attirer l’attention avide de nouveautés des adolescents… (Fellini a remarqué la même chose concernant la province italienne ...) La liste des films qu’il pouvait voir, ce qu’il attendait (pas un titre précis, mais autre chose, des films différents de ce qu’il avait déjà vu) lui avait faire dire, parce que Le Communiste était déjà vu (il s’agissait, bien sûr, comme toujours, de la lutte héroïque des communistes soviétiques avec des ennemis de toutes sortes et, bien sûr, de leur victoire; ils gagnaient toujours après des graves sacrifices, d’énormes épreuves - comme celles qui ont marqué le visage du pauvre homme sur l’affiche, plein de terribles cicatrices - mais déterminés à imposer le pouvoir communiste). Voir l’affiche du film dans la liste a soulevé en lui un sursaut de mécontentement, surtout qu’il ne s’agissait pas de l’une de ces productions que l’on peut regarder deux fois. Et sans penser à rien d’autre il dit “j’emmerde le communiste”, en pensant bien sûr à la pellicule qui lui ferait perdre une semaine de plus, parce qu’on ne changeait les films qu’une seule fois dans la semaine. Il ne pouvait pas s’imaginer la terreur qu’a fait naître sa pauvre remarque sur les visages de ses parents. On ne pouvait pas décrire le désarroi produit par un mot lancé pour rien. C’était d’abord la peur - si quelqu’un a entendu ça, tout était en danger. Les parents doivent automatiquement penser à ce que les autres pourraient déduire : qu’ils étaient à la maison anticommunistes, si leur enfant peut débiter de ces choses hostiles ; qu’ils n’ont pas réussi à éduquer leur fils ; en tout cas, c’était une pénétration de la cohésion familiale, de ce nid que les communistes veulent détruire pour avoir… la grande famille des travailleurs… Et peut-être que son père et sa mère avaient un doute naissant : ce qu’il disait était, peut-être, un début de conviction anticommuniste, le résultat des idées reçues de qui sait qui, malgré le mur protecteur élevé autour de leurs enfants… Mais d’abord ses mots étaient un véritable danger devant les gens de la securitate.

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Beaucoup de ces choses qui ont été vécues à la fin de l’enfance et à l’adolescence sont restées sous forme de contradictions et ont déchiré les prémices de l’édification de la conscience de soi. Personne ne t’a dit d’être malhonnête, de mentir, d’être un en société, un parmi d’autres, et un autre à la maison, en famille, dans l’intimité. Les exemples vus dans les romans soviétiques pour la jeunesse (à l’époque presque les seuls sur le marché du livre et, d’autre part, écrits par des auteurs vraiment talentueux et
convaincants) ne donnent pas de tels modèles, mais au contraire, des modèles d’une éthique juste, pure, tranchante dans son intransigeance. La foi communiste devait être affirmée à tout prix, c’était la seule chose qui comptait dans la vie des gens... Malheureusement cette cause était elle-même un faux, contre la dignité et la conscience. Mais qui aurait eu le courage de dire aux adolescents, aux jeunes en formation, quelque chose comme ça?

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La culpabilité, la honte, le sentiment de condamnation morale auxquels est soumis l’intellectuel avec sa... double… conscience, une pour la vie publique, une autre pour soi-même lui étaient alors inaccessibles, il y pensera bien plus tard. Le pressentiment se coagule dans le temps... Dans l’existence de chacun, l’adolescence est une période difficile et en même temps décisive. Le monde vous apparaît sans contours précis, dans des lumières mouvantes, il est difficile de se fixer sur quelque chose de précis, les choses les plus importantes semblent voler partout, votre propre être a une consistance changeante. Sur les murs qui délimitaient sa vie quotidienne se trouvaient les figures des enseignants, des collègues, de la famille. Dans le monde des enseignants, il était difficile de trouver des exemples - c’est peut-être pourquoi son père lui apparaissait comme une représentation absolue et idéalisée. Il, son père, était précis, il savait quoi chercher, il ne se gaspillait pas en mots inutiles. Il disait seulement ce qui était nécessaire, ce qui était approprié dans les circonstances en question. Consacré sérieusement à son travail, absorbé par le travail - comme les adultes devraient l’être. (Voilà, c’est comme si j’écrivais une... caractérisation… officielle...) Il était la seule personne qui prenait ses responsabilités et, en même temps, proche, le seul à qui les enfants de la famille peuvent s’adresser sans activer leurs systèmes de défense. Les professeurs que j’ai connus (à une heureuse exception près, que j’ai rencontrée tardivement, au lycée), ne sont restés dans ma mémoire que pour incohérences ou prises de position laides. La classe d’histoire, très vieux style et ébouriffée, m’est restée à l’esprit parce qu’elle m’a montré ce qu’un individu rapace peut être. Mon père avait dans un portefeuille qu’il gardait dans une valise, loin de nos yeux, découvert par moi parce que j’avais l’habitude de fouiller, de chercher des choses cachées, même au prix de dangereux exercices d’équilibre sur le dos de certaines chaises pour atteindre les valises placées au-dessus du placard. Une étrange tendance qui m’a poussé vers quelque chose comme ça, mes frères ne s’intéressaient pas à de telles découvertes... Bon, j’ai donc trouvé dans une de ces mystérieuses valises la petite bourse qui contenait de vieilles pièces d’argent... Enfin, je passe des détails, ce portefeuille est devenu une des choses de tous les jours. Nous examinions souvent la petite collection de pièces patinées. La plupart étaient des objets de collection roumains ou occidentaux. Un seul était gravé de marques mystérieuses des deux côtés, une sorte de dentelle complexe. Même les nombres que je devinais étaient écrits de la même manière. Bien que j’aie compris de mon père que ces pièces ne devaient pas être sorties de la maison, nous ne devrions même pas en parler devant des étrangers, le désir de savoir de quoi il s’agissait m’a fait, sans en avertir mes parents, ne sachant pas quoi s’en suivrait, de m’enquérir de son origine auprès d’un professeur - le professeur d’histoire hanté. Il me semblait que les professeurs auraient dû être hors de tout doute. Le salaud me dit qu’il doit... se documenter, il prend la pièce et il part. Après un certain temps, je lui ai demandé à propos de la pièce, sans réponse précise, je dois revenir, plusieurs fois, de plus en plus, j’étais gêné de continuer à le faire - en vain. Finalement, j’ai avoué à mon père la situation dans laquelle je me trouvais. Apparemment, il a également parlé au professeur, mais il ne m’a jamais dit de quoi ils parlaient. La pièce n’est jamais réapparue dans la collection, le scélérat disant probablement à mon père qu’il s’agissait d’une œuvre d’art de grande valeur et qu’il l’avait confiée à un musée, ou qu’il l’avait perdue. Il l’avait en fait volée à un élève naïf. L’ancien professeur a longtemps tiré des casseroles, est-ce qu’il se soucie aujourd’hui de rester dans la mémoire d’un ancien élève juste parce qu’il lui a volé une pièce !? En fait, je pensais à cette indifférence et à cette paix des ... consciences quand, à un autre âge, j’ai représenté les “consciences” de mon peuple (comme cette formule sonne drôle, “dans la paix intérieure” - ils ont un ... intérieur ... ?), de ceux qui se sont lancés la tête en avant, simplement… Et si dans la dictature communiste on évitait les indics, même si tout le monde ne les considérait pas comme des individus crasseux, des outils de la dictature, et surtout de la bassesse, à quoi bon utiliser pour eux des mots comme « peuple » etc. ? On pouvait encore croire que la méchanceté était animée par des critères politiques, non par le rejet moral... Mais la morale était devenue une soi-disant morale et a été anéantie par la pratique des colporteurs locaux. Au-delà de tu es devenu l’homme des communistes on n’avait rien... La partie tragique s’est transformée en une sorte de trahison politique, une sorte de complicité…
comique... et ainsi de suite.

Constantin Pricop

Le roman de Constantin Pricop La nouvelle éducation sentimentale paraît en feuilleton dans Lpb.