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La revue n° 57 Notes de...

Notes de...

Jean-Michel Maubert

Le livre de Marie-Claude Marsolier Le mépris des «bêtes». Un lexique de la ségrégation animale (ed. puf), met à jour la dimension profondément misothère de la langue française. L’auteure définit la misothérie comme «haine ou mépris envers les animaux non humains» - du grec miséô («détester, haïr») et thêrion («animal sauvage»). Le suffixe -thère lui paraît plus adapté que -zoo (zôion) car il marque d’emblée une coupure entre l’homme et les autres animaux. Se trouvent ainsi synthétisées dans ce terme les stratégies d’exclusion dont le livre va déplier les formes.

Marie-Claude Marsolier montre qu’un certain nombre de dispositifs linguistiques, ainsi que des pans entiers du lexique du français, font système contre les animaux non humains. On pourrait parler de la fabrication d’une «haine objective», au sens d’un ensemble de significations formant un réseau symbolique structuré et articulé, mais dont la cohérence est idéologique plutôt que rationnelle (normative plutôt que descriptive, et, au fond, profondément arbitraire). Autrement dit, l’usage courant de la langue perpétue un imaginaire de l’opposition humain/animal qui est en contradiction frontale avec le discours de la biologie (génétique, théorie de l’évolution, neurologie), de l’éthologie et des sciences cognitives - qui, elles, respectent le principe rationnel de parcimonie : il n’y a pas de raison d’avoir des termes et concepts différents pour des organes, des fonctions, des capacités qui renvoient aux mêmes structures sous-jacentes.

Au delà de la simple différenciation, sont incrustés dans la langue, de façon implicite, des procédés d’opposition induisant l’hostilité, le mépris, le dénigrement des autres animaux, ainsi que le déni de ce qu’ils sont et de ce qu’ils endurent - ce qui est l’une des composantes de leur exploitation généralisée. Les mots vectorisent nos pensées et actions, induisent des idées (des valeurs) et des comportements. Ce contenu misothère implicite fait partie de nos compétences linguistiques en tant que locuteurs du français (phénomène de rabâchage depuis l’enfance - p. 146/148). Le terme «animal», tout comme celui de «bêtes», a comme fonction première de constituer une totalité (les animaux) dont on sépare les humains. Les autres animaux correspondent à l’ensemble des «non humains», toutes espèces confondues. On obtient ainsi deux blocs «artificiellement symétriques» (p.25). On peut ainsi refuser aux animaux certaines caractéristiques sous prétexte que certains en sont dépourvus. Un auteur comme Descartes propagera ce genre d’illogisme à propos de la pensée des animaux. Cette coupure fondamentale va permettre de toujours définir les animaux par ce qu’ils ne sont pas ou ne possèdent pas : le fait de ne pas être des personnes, de ne pas avoir un visage et une individualité, de ne pas être capable de raisonner ; et il en sera de même pour être conscient, être animé de désirs et être capable de volonté, avoir des sentiments (amitié, amour, joie, colère, rire...), éprouver du plaisir sexuel (à quoi sert alors le clitoris des rates ?), etc. Ce qui marque la nature non scientifique de ces affirmations privatives c’est qu’elle renvoie à du «non-être» et non pas à des propriétés réelles, qui, seules, peuvent faire l’objet d’une investigation scientifique. Les «animaux non humains» sont conçus par rapport à un point de référence (les humains) qui est situé à l’extérieur de la totalité qu’ils sont censés constituer. Les animaux ne sont pas alors perçus comme des individus ou des personnes, ils sont anonymisés, rejetés dans une masse indifférenciée. L’arbitraire se signale, par exemple, par la façon dont est genrée leur désignation. Pour bon nombre d’espèce un seul terme désigne à la fois les mâles et les femelles (p. 57) : «une souris ou un papillon peuvent désigner tant une femelle qu’un mâle», ce qui les rend semblables aux substantifs utilisés pour les objets (une table, un bureau).

Ce dispositif très puissant d’exclusion et de privation va rendre possible diverses stratégies linguistiques dont la mise en oeuvre spontanée par les agents sociaux va toujours dans le même sens. Les définitions des capacités intellectuelles et morales sont systématiquement référées aux humains. Il en est de même des sentiments. L’attribution aux autres animaux ne se fera que par analogie avec l’homme (ex. de la peur et des états mentaux en général, p. 73 à 81). Pour ce qui est des corps, la majorité des organes (tête, oeil) et fonctions (manger, dormir) s’appliquent aux catégories, «humains» et «animaux». Cependant, des parties du corps et des processus physiologiques homologues, désignés par des termes «s’appliquant en premier lieu aux humains», vont soit leur être «strictement réservés (visage, figure, décéder), soit ne vont s’appliquer qu’à un ensemble réduit de non-humains (bouche, voix)» (p.69). Fonctionne à plein ce que Frans de Waal nomme l’anthropodéni : le refus de voir les ressemblances. Les mots liés à la reproduction et à la mort sont chargés de sens métaphysiquement. Gestation «s’emploie pour les humains et non humains», mais grossesse, être enceinte et accoucher sont réservées aux humains. Les «autres femelles mammifères sont gravides ou pleines (rarement dites enceintes), et mettent bas des petits» - et non pas des enfants. Si on appliquait ces termes à une femme humaine ils seraient perçus immédiatement comme péjoratifs et dégradants. (p. 48/51). Il faut noter qu’en outre les mots que l’on applique en premier lieu aux non humains deviennent des outils de dénigrement et d’humiliation, des insultes, quand ils sont appliqués aux humains : gueule, museau, groin, patte, par exemple. Approfondissant ce point, M.-C. Marsolier consacre un chapitre au recensement des mots, expressions, formules, proverbes servant à dénigrer des humains en les associant à des caractéristiques animales dévalorisantes (être traité de pigeon, de dinde, de mouton, de perroquet, d’âne, de bécasse, etc.). La référence aux animaux sert aussi à caractériser les humains opprimés : «être traité comme du bétail» ou «comme un chien», ou à marquer l’indignité morale : «balance ton porc». Dans ces expressions les animaux ne sont que des supports métaphoriques, alors que ces formules expriment l’horreur ordinaire de leur condition, intégralement fabriquée par les humains. Un syntagme comme «pleurer comme un veau» (p. 100) renvoie en réalité à la façon dont l’industrie laitière sépare le veau de sa mère après la naissance pour exploiter son lait, le jeune animal étant issu d’un processus d’insémination artificielle et étant ensuite traité comme un déchet de l’industrie laitière, bon pour l’abattoir. Analyser tout ce vocabulaire permettrait de se rendre compte que l’élevage est la matrice anthropologique de l’injustice - de l’esclavage, du traitement oppressif des femmes, etc. L’auteure montre également les différents procédés permettant d’entretenir le déni de l’extrême violence et des souffrances multiples infligées aux autres animaux - voir son analyse du terme «abattage» (p. 118), qui permet d’euphémiser la mise à mort ; ou les «soins aux porcelets», qui renvoient en vérité à des actes de castration, meulage des dents, caudectomie ; de même, les stalles où sont encagées les truies sont des «nurseries» (p. 125-126) ; sont désignées comme «fermes» les bâtiments industriels qui représentent l’écrasante majorité des lieux où sont entassés et parqués les animaux d’élevage, etc. M.-C. Marsolier compare l’usage de l’expression «bien-être animal» à la novlangue d’Orwell (p. 126/127) : la désignation d’une réalité intrinsèquement génératrice de souffrance par son contraire. L’auteure pointe également l’invention par le monde de la boucherie de termes découpant l’animal suivant des mots qui n’ont plus rien à voir avec ce qu’il est en tant qu’individu, le transformant en une série de morceaux faits pour être consommé, ce qui permet de l’effacer en tant qu’être singulier (filet et faux-filet, gîte à la noix, hampe, jumeau à bifteck, etc, p. 133). Le dernier chapitre propose de faire évoluer notre langue pour lutter contre - et défaire - sa dimension profondément misothère. En nous tendant ce miroir critique sur nos usages linguistiques, M.-C. Marsolier nous permet de prendre conscience du fait que les structures d’opposition, les formes implicites et explicites, et les limites que notre langage institue constituent la texture même de notre univers intellectuel et axiologique, et informent en profondeur nos pratiques. Les limites de mon langage sont bien les limites de mon monde.