poètes de service
Denis Heudré
Denis Heudré est né en 1963 à Rennes. Face aux fréquentes réponses négatives des éditeurs, il a développé un syndrome de déception-renoncement-procrastination. Il a publié seulement quatre recueils : «Intitulé titre» aux éditions La Porte, «Une couverture noire» aux éditions du Net, «Bleu naufrage» aux éditions La Sirène étoilée et Sèmes semés chez Les Éditions Sauvages, prix Paul Quéré 2016.
Il diffuse certains de ses ouvrages en téléchargement dans son site internet. Souhaitant surtout partager, plutôt que chercher à tout prix un éditeur, il propose aux lecteurs de la revue La Page Blanche, de découvrir sa poésie inédite, dans la rubrique «Le Dépôt» du site internet de la revue.
Y sont également exposés plusieurs de ses dessins à l’encre.
Textes extraits des recueils
Épaules et jetées, Confins, Mécanique de la mélancolie, Récoltes de pluies en charretées de ciels
Extraits de
Épaules et jetées
(inédit)
ma ville se piétonne
se pistecyclabe
et se rond-pointe
ma ville se vélibise
et se couloirdebusse
ma ville s’enquêtepublique
et se planlocaldurbanise
ma ville se zonindustrialise
et s’habitasocialise
ma ville se grattecielise
s’espacevert
et se banpublique
ma ville s’antennerelaye
et se wifise
ma ville se technopolise
se communautédecommune
se métropolise
et se métropolitanne
ma ville se périphérise
et se frichurbanise
ma ville se publicite
tombée dans le panneau
elle se banlieuse
et se karchérise
ma ville se crottedepigeonne
ma ville s’égoïste
et se métroboulododort
ma ville se ghérasime
Extrait de
Variations autour d’une primevère qui préfèrerait s’effacer
(inédit)
A mes enfants : Quentin, Apolline, Héloïse
ainsi qu’à mon copain le chat Copain
une épaule pour défoncer les portes – pousser la porte quand les mains sont prises – une épaule pour poser sa tête – pour avoir la tête sûre – une épaule de veau mieux que la tête – une épaule pour se tatouer – et pour toi aussi – une épaule pour jouer des coudes dans la foule – une épaule pour le bras de fer – une épaule pour épauler – un ami plutôt qu’un fusil – une épaule pour épaulettes – barrées jusqu’aux épaules – une épaule non loin du col – une épaule voûtée – la voûte est une épaule –
et Paul il s’en fout
il est déménageur
Extrait de
Mécanique de la mélancolie
(inédit)
prend bien soin de tes semelles
il ne faudrait pas revenir
avec un pas égaré
les fossés ont des oreilles
et tu ne saurais
y échouer tes rêves
le jour boitille
appuyé sur son passé
des cheveux impertinents
sont venus l’incendier
et la mécanique de la mélancolie
s’est arrêtée
Extraits de
Confins
(inédit)
Aucun guide, aucun documentaire, juste à suivre le vol des nuages. Au bout, la mer cambrée dans son gris. La pluie je m’en charge. Le vent aussi. Les joues fouettées au rouge. Les doigts dans l’étau du froid. Et quand l’hiver passé, reviennent la lande et les ronces. Aller rencontrer les falaises aux oiseaux.
Le soir fait ricocher sa lumière sur la mer agitée. Je poserais bien ici un serment. Au centre de mon errance. Aux confins de la blessure. Quel souvenir fouiller pour retrouver un tel moment ? Quel ombre sonder pour faire briller cette lumière en nous ? Ecrire de cette encre pour écrire autrement. Et alors viendra l’invisible.
Chez nous, tout près du big bang. La presse angoissante. Je ne veux plus de la télé. Mais avec mes mots, tout près de la fenêtre, voir l’immensité. Et dans l’instant disparait l’amertume. Ici, plus d’horizon. Les constructions ont pris sa place. Il me reste à trouver des couleurs pour mes syllabes.
Fenêtre : jeu d’exploration. Voir plus loin. Très au large de toutes mes certitudes. Voir plus haut dans un ciel noir parfait. Plus profond dans des eaux limpides. S’amarrer au quai mythique de Bounty Bay puis monter là-haut au-dessus des falaises. Y voir le gouffre qui s’est creusé en moi.
Tout un monde sorti de la saison des pages blanches. Chaque jour m’obstiner à rendre ce paysage à la vie. Ici temps contraires à mesurer les vents. A épier les embellies dans le ciel. A profiter des chants clairs qui parsèment de leurs secrets la campagne autour. Il n’y a qu’ici, il n’y a que là-bas qui me soit aussi proche.
Le vent pousse mes mots plus loin que moi. La brise irradiante de ton langage[1] . Le faire cingler le poème. En contracter les chairs. Pour mieux sculpter L’espace du dedans[2] en ses lointains intérieurs[3]. La glace est un grimoire pour les générations du futur. Y inscrire comme lumière les pages noires du temps présent ?
[1] Paul Celan
[2] Henri Michaux
[3] Henri Michaux
Extraits de
récoltes de pluies en charretées de ciels
(inédit)
il pleut
sur le bleu
de Sully Prudhomme
devant l’église
un mendiant
secoue ses phrases
pour être présentable
tanguent ses mots
et dans sa main
un mur passe
*
s’engrisaillent
bois comme béton
tous égaux sous la pluie
et moi aussi
dans la rue
seul le sens interdit
reste vivant
*
en bout de gel
les terres boueuses
relâchement d’avant soc
des chairs flasques
ornières d’eau noire
on y laisserait le pas
le ciel à genou
un cheval y fouille sa mort
*
pluie bretonne
pluie poids plume
jamais tombée
mais posée
les gens simples
ne veulent pas déranger
*
il pleut des barreaux
l’orage a sorti
son trousseau de cris
pluie-panique
au bord des routes
un nuage
est tombé au fossé
*
nuages
étrange langage
que ces couleurs
sur la prairie
*
un dimanche à ciel ouvert
tout autour l’automne assorti
chacun sa pluie enfermée
le mourir plonge ses ongles noirs
chute du froid des feuilles
mortes entre crachin et solitude
le vent dégueule ses morts
dans les recoins
un homme arrache ses mauvaises herbes
perdu dans ses mauvaises pensées
*
temps voûté
froid inox
emmitouflés de pierres
et de certitudes
et si c’était nous
la grisaille ?
Denis Heudré