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La revue n° 54 moment critique

moment critique

Cet épais brouillard qui fait écran

Nous vivons une époque inédite, et que ne cesse de révéler malgré elle la pandémie de covid-19 qui n’en finit pas d’endeuiller le monde. Celle d’une socialité écranisée. En ces temps de confinement, l’écran de nos smartphones, tablettes, consoles et ordinateurs est devenu plus que jamais indispensable pour communiquer, s’amuser ou travailler. De plus en plus, nous passons par l’écran pour interagir avec les autres et le monde. Et pour cause. Un objet comme le smartphone peut nous permettre aujourd’hui de tout faire, où que l’on soit et au moment qui nous arrange. C’est ainsi que nous pouvons y trouver des applications pour méditer, faire du tai-chi, courir ou se muscler, lire et écrire, écouter et jouer de la musique, peindre et visiter des musées, faire la cuisine, bien dormir, voyager, faire ses courses, surfer sur Internet, gérer ses affaires, connaître le titre d’une chanson ou le nom d’une fleur, communiquer, prendre des photos, et bien d’autres activités qui ne cessent de se diversifier à mesure que ces petits ordinateurs qui tiennent dans notre poche ne cessent de gagner en connectivité et puissance de calcul.

C’est donc cette part de plus en plus importante de la technologie dans notre existence quotidienne, cette tech-sistence que j’interroge dans mes ouvrages théoriques. Car si elle a heureusement participé à une démocratisation inédite de l’accès au savoir et à l’expression, et si elle conjure l’isolement de nombreux individus, elle altère aussi considérablement notre relation au monde, aux autres et à nous-mêmes.

Nous voyons en effet aujourd’hui l’écran comme une fenêtre ouverte sur un infini de mondes et de possibilités. Cette même fenêtre que Microsoft a choisi comme logo. Cependant, il est au contraire traditionnellement ce qui cache. Il est l’objet qui sert à ne pas voir ou à ne pas être vu. Il est ce panneau que l’on place devant soi pour se protéger de la chaleur et du rayonnement du feu. Il est aussi cet écran de fumée qui dissimule à l’ennemi les opérations des troupes militaires. Il est également cet épais brouillard qui fait écran et obstrue notre vision.

Dès lors, cette omniprésence des écrans dans notre quotidien n’a-t-elle pas pour conséquence de nous extraire du réel? Ne sommes-nous pas devenus des êtres d’un nouveau genre, vivant constamment entre deux réalités, celle dans laquelle je suis physiquement et une autre en ligne? Nous multiplions alors les identités, les socialités et trouvons dans la technologie un moyen d’optimiser un quotidien que nous ne cessons de remplir de nouvelles activités. Car c’est une autre particularité de notre siècle que cette obsession de l’optimisation et de la rentabilité. Jusqu’à notre vie intime qui se doit de générer like et commentaires dans un auto-branding permanent.

Nous sommes ainsi une humanité augmentée qui ne sait plus et ne veut plus se satisfaire du seul réel. Raison pour laquelle nous passons notre temps à le scruter à travers les filtres Instagram ou les applications ad hoc qui le réduisent à un ensemble de datas que nous manipulons d’un simple effleurement de doigt.

Nos écrans augmentent donc pour mieux nous dissimuler un monde dont l’avenir ne cesse de se révéler incertain, voire cataclysmique et une individualité qui à force de prôner l’autonomie et l’absence de contraintes souffre aujourd’hui d’une insularité inédite. Grâce à nos smartphones, nous pouvons alors réécrire le présent du monde et devenir les héros d’une série dont nous sommes à la fois les réalisateurs, les acteurs et les diffuseurs.

Du selfie aux réseaux sociaux, je me suis donc d’abord attaché à montrer comment le pop art américain pouvait être vu comme annonçant notre contemporanéité hyperconnectée et hypersociale, avant de révéler dans mes dernières publications la voracité d’une technologie qui ne cesse de s’imposer dans tous les pans de notre existence. Et surtout, un numérisme qui à force d’augmenter notre humanité par sa mise en ligne nous enferme toujours plus sur nous-mêmes.

Dans Corps abstrait. La représentation du corps dans le pop art américain (Éditions Universitaires Européennes, 2012) , j’ai donc commencé par interroger ce corps très présent dans les oeuvres de Roy Lichtenstein, Andy Warhol, Tom Wesselmann, Mel Ramos et Allen Jones. Il est en effet la carnation d’une esthétique et d’une culture du neuf, du consommable et du vide qui révèle une société obsédée par la consommation d’un présent sans histoire et sans humeurs, tant physiques que psychiques. L’individu disparait alors dans la reproduction de ce que lui dictent les mass media et l’artiste lui-même devient une machine sans personnalité.

Dans Lichtenstein. De la tête moderne au profil Facebook (préface de Paul Ardenne, Paris, l’Harmattan, coll. Eidos, série RETINA, 2015) j’ai continué cette entreprise de relecture du pop art américain en proposant cette fois une analyse de l’oeuvre de Roy Lichtenstein comme annonçant notre culture Facebook. J’ai ainsi montré qu’une exposition des oeuvres de l’artiste pouvait être rapprochée d’un mur Facebook par le caractère éminemment stéréotypé des images et des sujets exposés (ou publiés), par le souci de partager ce qu’il consomme quotidiennement et par le remplacement d’une personnalité et d’un style artistiques par une facture résolument industrielle.

Désireux de questionner notre culture contemporaine de l’image et de l’imagement, je me suis ensuite intéressé au phénomène du selfie que j’ai voulu distinguer du traditionnel auto-portrait, d’abord pictural puis photographique (Selfie, un nouveau regard photographique, préface de Serge Tisseron, Paris, l’Harmattan, coll. photographie, série RETINA, 2016). Le selfie révèle alors l’héritage certain d’une photographie américaine qui se caractérise par un goût pour le journalier et le spontané mais qui à l’heure des médias sociaux se partage et devient un moyen de communication tout autant qu’une manière de conjurer un présent plus instable que jamais, en proie à une digitalisation croissante et miné par des crises incessantes (sociétales, culturelles, politiques, économiques, environnementales, etc.)

Une analyse du selfie qui m’a ensuite donné l’idée de rassembler de nombreux spécialistes issus de disciplines différentes pour montrer le caractère pluriel de cette pratique qui peut être tout autant narcissique qu’altruiste, laid comme artistique, intime et collectif et peut être vu comme le portrait psychanalytique et philosophique de notre temps (Selfie(s). Analyses d’une pratique plurielle, préface de Serge Tisseron, Paris, Hermann, 2018).

Le selfie témoigne également d’une mise en ligne constante de soi qui aboutit à vivre conjointement dans l’espace physique où se trouve notre corps et dans l’espace numérique des réseaux sociaux, ou un ailleurs physique mais que je peux atteindre en passant par Internet. Ce faisant, nous sommes devenus comme de nouveaux monstres dotés de plusieurs têtes, présents dans plusieurs réalités différentes, mais également pourvus de plusieurs identités. Une monstruosité que nous avons étendue avec la sémiologue Pauline Escande-Gauquié (Monstres 2.0. L’autre visage des réseaux sociaux, Paris, François Bourin, 2018) à la gloutonnerie dont font preuve les Gafa qui se repaissent de nos instincts les plus vils - du voyeurisme à l’insulte - mais également de tous les pans de notre existence en s’invitant dans notre socialité comme dans nos loisirs.

Nous avons voulu enfin poursuivre cette analyse de notre vie numérique en convoquant vingt-six spécialistes dans un abécédaire (Comprendre la culture numérique, co-dirigé avec Pauline Escande Gauquié, Paris, Dunod, 2019) qui interroge dans toute sa diversité la place grandissante du numérique dans notre vie de tous les jours, de la cryptomonnaie à Youporn, des réseaux sociaux à la musique en ligne, de l’@ au Gif.

Bertrand Naivin
(mais qui ne l’est pas resté)