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blanche

La revue n° 54 Séquences

Séquences

Sandrine Cerruti

Descendre

« Il reprit le crâne misérable de ses dents qui broyèrent l’os comme celles d’un chien. »
La Divine Comédie, L’Enfer, XXXIII, Dante
Trad Danièle Robert, éd Actes Sud

Prends ma main, approche-toi, vois là, c’est l’agonisant, il meurt le grand ogre, regarde, ses yeux aux paupières de chambres aux abattoirs, son iris circulaire parapet aux suicidés, regarde une dernière fois, les yeux de l’agonisant, qui ne peuvent déjà plus te, regarder, parce qu’il va crever, vois, allez, descends, l’agonisant est prêt pour la putréfaction, son grand ventre de monstre qui meurt, ventre déjà dévoré, descends dedans, franchir le parapet, là, là-dedans, mais oui, c’est la vérité, vérité, vérité de l’âme-ventre-monde de l’ogre, celle du fleuve, métal où s’entrechoquent, marteaux à faire voler, mâchoires en éclats, marteaux à anéantir, mots, masses à défoncer, crânes, masses à éclater, cervelets, masses à désorbiter, globes oculaires, entre, là, les remous des couteaux, à trancher les carotides qui pissent leur sang, jusqu’à vider le cœur de l’égorgée, croise le banc des scies à boucherie, leurs dents à tronçonner, cages thoraciques, leurs dents à écarteler, côtes et déloger, cœurs vivants, pour les jeter, les balancer aux fossés dégueulasses, traverse, traverse les remous de fouets à dresser, à contrôler jambes, fouets à immobiliser tibias, fouets à chevaux qui tancent, qui lacèrent leur périmètre de prison, fouets aux manches à écraser les phalanges des doigts de pieds, pieds interdits d’avancer, pieds en réclusion, animal en prison giratoire, a trouvé sa liberté, en son centre, viens voir dedans, le dedans de l’agonisant, l’agonisant qui agonise, alors ce seront ses funérailles de bête, puis la peur, la belle peur, jolie peur, celle du parapet enjambé, enjambé de toutes jambes, dégagées, qui en sont revenues, en sont remontées.

 

Cordon

Allez viens, ne crains pas, n’aie pas peur viens, approche, vois le cordon, vois, c’est le cordon sans origine, le cordon de misère d’ombre, misère giratoire, misère mère, c’est le cordon mère de toutes les misères, cordon des disparaissants fusionnés fusionnant, le cordon en coude à coude peau à peau, grand cordon peau, entre en chair de danse, maintenant , entre en danse grand corps fusion des oubliés, oubliés resserrés, agencement, mains, doigts, amalgamés, une seule empreinte, empreinte humanité, leurs gorges articulent un seul même cri chanté dansé, cri chanté dansé enfants hommes femmes soudés, coalescence des unis en cordon, entre en danse marchée, rejoins la danse des pas sans empreinte, de ceux qui se reconnaissent en invisibilité, indivisible, invisibilité incorporée, indivisibilité, cordonhumanité, ici moi monde, ici tu ne pourras jamais m’empêcher d’être ici moi, et ne compte pas que j’aille là-bas, tu le sais bien, tu m’y conduis, je n’irai pas, tu ne pourras pas m’empêcher d’être ici moi, je ne viens pas non plus de ton hier, n’y compte pas non plus, garde tes hier, hier de mère, boites d’hier, maisons d’hier, volets qui mentent, portes qui trichent, hier laid à regarder depuis l’avant de ma naissance, ne pas compter, sur, toi, moi, parce que mentir, oui, je mens, et mes mensonges font écho aux tiens mensonges, sale mère menteuse, mère qui savonne aux bassines, aux couvertures qui ne tiennent pas chaud, mensonge, ton bras, mensonge ta main qui veut me conduire là, la porte sans avenir, non, mensonge ta main sans protection, sous ton poing, qui fait descendre, tout au fond, au fond dans ma main, mémoire de ta main, tes empreintes de tricheuse, oui, parce que la vérité, vérité est dans mes yeux, mes yeux du dedans, ceux que tu n’as jamais rencontrés, mes yeux ailleurs que dans le monde de mère, voilé de supercheries, car ma vérité, c’est ma natte de crinière de fauve reliée aux rêves ignorés, vérité, ma chemise recouvrant les organes battant si bien si fort sans mère, oui, vérité, ma jupe au plissé qui tourne, tourne, tourne, tourne, jupe, porte circulaire du dedans, elle va s’ouvrir, s’ouvrira, s’ouvrira, s’ouvre, elle s’ouvre, en libération d’instants, instants contre-mouvements, contre-mouvements sont monde, monde, non perçu, monde ici moi, ici-moi-monde.

 

Le cœur aux chiens

En cage, en cage thoracique, les côtes aux ailes de chair et de cartilages s’écartèlent sous l’action de tes mots, tes regards équarisseurs de chair, têtes chercheuses de ventre, leur voracité, les entrailles des femmes repérées, sale ogre, petit ogre imposteur, petite frappe récidiviste en cruautés domestiques, sale violenteur en cage thoracique, impuissante, je sens mon cœur sortir, le sentir, le voir palpiter en surface, poisson harponné, sa lutte pour ne pas crever, de tout son ventre, son ventre à l’air, il lutte de toutes ses veines, ses artères, ses ventricules, il palpite dans son joli petit bain de sang, profite, observe le cœur, regarde-le se débattre sur le plateau aux contours d’arme blanche, il ne, bat pas pour toi, ça, plutôt crever, il est à moi, il ne t’appartient pas, vider tu le viderais, tout vider tout, tu vas vider son sang de poisson femelle crevé, tu vas le jeter, aux chiens de ta sauvagerie, à tes chiens tortionnaires, chiens bourreaux, chiens dressés, chiens parfaits, chiens de cruauté, tes chiens, qui ne les connait pas tes chiens.

Sandrine Cerruti
Textes extraits d’Outrefeu
Éd. L’Harmattan.