La
page
blanche

La revue n° 54 poètes du monde

poètes du monde

Elle entre dans les rêves de ses voisins sans frapper, leur emprunte des allumettes un œuf un chat, fait main basse sur leurs souvenirs qui se connaissent depuis l’enfance, sur leurs mots quotidiens qu’elle met ensemble pour mieux les connaître puis cherche la sortie dans le noir, sa voix ayant soufflé la lampe.

Vénus Khouri- Gatha
Les mots étaient des loups
Poèmes choisis
Poésie - Gallimard

 

 

 

***

Hospitalier et fidèle à son reflet où à n’être qu’apparence s’accoutume la matérielle existence, tel est le miroir comme un clair de lune en la pénombre.
De la splendeur lui donne, au soir, la flottante clarté de la lampe, et tristesse la rose qui dans son vase agonisante, sur lui aussi sa tête incline.
S’il rend double la douleur, il répète aussi les choses qui me sont jardin de l’âme, et peut-être attend-il qu’un jour habite dans l’illusion de son calme bleuté l’Hôte qui lui laissera refléter des fronts unis et des mains enlacées.

Enrique Banchs
Urne
cité par J. L. Borges – œuvres complètes - Gallimard

 

 

 

UN NOUVEAU PRÉNOM À DONNER AUX ENFANTS QUI NAISSENT

09.01.2015

Quand je suis né ma mère m’a donné un nom que je n’ai pas choisi au milieu des alphabets et des lettres.

Je l’ai porté sans arrêt jusqu’à user mes adresses mes signatures et même la tombe et le silence de mes photos.

Mais depuis ce matin j’ai changé de nom et d’adresse je m’appelle désormais Charlie rue de Charlie comme des milliers d’hommes et de chiens et de femmes et de cris comme Alpha Bravo Charlie Delta Echo.
Entièrement Charlie.
Absolument Charlie.

Parce que j’ai ma cartouchière pleine de stylos et de gommes pour dessiner le rire du monde qui ne s’efface pas.

Parce que je n’ai plus que ça et que ma bouche vole en éclats comme une vitre dans une mare de rires.

Mais sachez-le mon nouveau nom n’existe pas sur le calendrier des rires de l’infini.
Alors j’appelle dans la nuit je vous appelle pour ajouter son Saint sur la liste de tous les noms de la lumière.

Parce que je sais que des noms inconnus sont parmi nous ici très bas dans le silence. Surtout ceux qui pleurent dans les anniversaires des yeux qui regardent le ciel.

Aidez-moi je vous en prie, je voudrais qu’on ajoute Charlie sur la liste des courages qui rient dans l’espérance.

Aidez-moi avec ce soleil de janvier qui est aussi une réserve de rires perdant peu à peu la force absolue de ses prénoms et de ses cris.
Aujourd’hui c’est la Saint Charlie même pour moi qui ne crois pas au ciel caché dans les étoiles parce que le ciel est parmi nous et qu’il me fait rire encore dans son espoir.

Serge Pey
sergepey.fr

 

 

 

Tu avais, en te réveillant, les yeux verts; deux lacs de gazon sous le front, deux repères de voleurs.
Ainsi est ton visage, comme une seconde amande sur l’arbre, ton visage à décapiter, à décortiquer, mystérieux almanach. Ainsi sont tes bras, pelles du songe, et tes seins dressés au bout de leur corde avant de mourir la langue dehors.
Bien aimée, tu froisses une page où j’allais écrire je ne sais quoi, tu froisses le soleil tapi dans tes paupières, comme dans une cave dont le plafond s’écroule à mesure que l’on respire plus vite. Tu n’avais qu’un geste à accomplir pour que la terre te ressemblât.
Dans ton corsage, c’est ton âme calme et fraîche que je découvre, c’est ton nom de fontaine qui m’épouvante. Sur le mur, il y a des écharpes criardes qui s’agitent parmi d’insatiables couteaux et il y a ton ombre au milieu dont le règne approche en même temps que celui des cascades.

Edmond Jabès
Poésies complètes
Les mots tracent 
1943-1951
Le seuil le sable - Poésie Gallimard

 

 

 

…Il y a des êtres qui, leur vie durant, sont demeurés la tache d’encre au bout d’une phrase inachevée…

…Ailleurs que l’on ne peut atteindre que par le silence; azur…

…Sans pensée, sans désir, tranchés tous les noeuds…

…Faire taire le silence, éventrer les rats…

…Bâtir sur l’eau (toute marge inutile). Bâtir sur le marbre imaginaire…

…Une amitié, ce n’est peut-être qu’un échange de lexique…

…J’ai toujours pris l’extrémité de mes doigts pour le commencement de sa chevelure…

Edmond Jabès
Poésies complètes
Les mots tracent 
1943-1951
Le seuil le sable - Poésie Gallimard

 

 

 

Virilité 

Pan pan pan je lui casse trois dents. Pif paf peuf il me rentre dans l’oeuf. Peuf pif paf à moi sa barbaque. Ding, dung, dong j’arrive à Hong-Kong!

La lune est sans voile j’vois 36 étoiles. L’empereur Mandchou renaît dans un chou. Là-bas c’est Canton qu’est dans du coton. Un hélicoptère tonsure l’éther, j’ai du bleu partout du bleu jusqu’au cou et je monte au ciel mon sang comme du miel mais voilà Satan qui fait l’important : «Où vas-tu comme ça, morveux sans visa ? »

Pan ! Pan! Pan! Je lui casse trois dents. Pif Paf! Peuf!  Mon oeil gauche est veuf. Peuf! Paf! Pif! Un troup dans son pif. Poff… J’entends ma voix, off.

Oh! N’insultez jamais les enfants qui se battent. C’est l’enfer et le ciel qui se donnent la patte. C’est le lait de la nuit, les ténèbres du jour, c’est la virilité par ousque vient l’amour !

René de Obaldia
Innocentines
Les Cahiers rouges - Ed Grasset

 

 

 

brutales mains de luire

 

entre les signes les signes entre eux

 

du temps car il est troué

dévoré le squelette

 

hâter rien

 

il faut hisser le mort

après jeter l’étable la lumière

car il y a neige

 

l’état de langage départ et fin comme il

demeure un mort sur les lèvres du mort

 

oublie que tombe

 

plus d’écorce

on atteint le silence

 

j’ai brûlé ce midi le partage de midi

 

des baisers de soi par l’autre par la toilette

obscure

 

évidence il y a nuage

nous sommes plus qu’ici

 

le marathon de chaque jour de la tête

 

l’eau étranglée laisser errer

 

sa poussière sa lime pour trouver le passage l’obturer

 

j’ai vidé le bras. J’ai viré l’attelle

 

J’ai des raisons qui ne regardent que moi : des frontales,

des verticales

Guy Viarre
Extraits de Tautologie une
Ed. Flammarion