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La revue n° 59 La nouvelle éducation sentimentale

La nouvelle éducation sentimentale

IX

Quand j’ai découvert la possibilité d’interroger l’internet j’ai fait une recherche pour plus d’informations sur la vieille histoire de Danko. Je n’ai pas trouvé grand-chose. Cependant, en combinant divers algorithmes de recherche j’ai atteint un résultat inattendu. J’ai découvert le titre de l’histoire - un titre qui n’inclut pas le nom du héros, mais celui d’un autre personnage, insignifiant d’ailleurs dans le cours de l’histoire. Le texte s’appelait La Vieille Izerghil. Quelques années ont passé, j’avais oublié ce titre. J’avais aussi oublié sur quel site j’avais trouvé l’information lors de la première recherche. Mais l’histoire du sacrifice de Danko a persisté dans ma mémoire. Des années plus tard, j’ai répété la requête de Google. J’ai été étonné parce que cette fois le moteur de recherche m’a retourné un tas de notifications sur Danko. On parlait du père du réalisme socialiste - donc ce n’était pas une coïncidence de noms. Le titre donné par Gorky (La Vieille Izerghil) n’apparaît plus cette fois, comme si le nom du héros de la première ligne s’était finalement imposé, comme il était normal, d’ailleurs. J’ai remarqué qu’entre-temps on a fait apparaître sur son compte toutes sortes de performances, de mises en scène, de vidéos, etc., des productions qui n’existaient pas il y a quelques années. Danko, que je conçois comme un détail secret de mon histoire personnelle, était entre-temps devenu public. On me donne aussi des informations supplémentaires - par exemple que Gorky aurait entendu l’histoire en Bessarabie, en 1894 et l’aurait seulement reprise et traitée… Je n’avais aucune preuve scientifique d’une telle source - seulement ces allégations. Mais, c’est possible.

Dans tout ce qui a été écrit après ma première recherche, la signification allégorique a été fortement soulignée. Je n’insiste pas, car on peut glisser sur une pente sans fin dans la présentation de Danko - une alternative à l’exemple du Christ. La bestialité avec laquelle son cœur a été jeté, après que son peuple ait été sauvé par son sacrifice lumineux est inoubliable. Pour moi c’est le sens de l’histoire de toute l’humanité…

Je devrais reproduire, dans la suite de ces lignes, l’histoire dans sa traduction des années 50, 60 du XX siècle… Malheureusement je n’ai pas trouvé de traduction sur Google. Je ne l’ai trouvée dans aucune langue européenne de grande circulation. Pas même en russe - en dépit de la générosité didactique de ce moteur de recherche. Seulement des textes «à propos de…».

(La fin de l’essai Le Cœur de Danko sur Google)

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Le roman. Au lycée, dans la profonde Roumanie, dans une ville de province. Il ne sait pas comment il se trouvait attiré par une fille d’une classe supérieure - une fille solide, avec de gros seins, sportive, populaire. Sa vulgarité l’excitait, c’est banal, comme ça se passe avec les adolescents, et la fille était disponible. Il l’avait rencontrée à l’école, il la verrait presque nue dans la salle de gym, mais il la verrait le soir, s’il allait chez sa tante, où logeait la fille. Comme d’habitude, les liens entre les lycéens sont là, d’autant plus que la jeune fille vivait dans... la famille. Elle avait été auparavant la « petite amie » d’un camarade de classe qui l’avait… abandonnée. Il ne s’en souciait guère, sa tante en savait probablement plus, et il mêlait cela aux préjugés d’une autre génération. Lorsqu’il l’a découvert, son père lui a dit un jour, en guise de conclusion sur ce lien, qu’il ne fallait pas prendre ce que les autres laissent. Comme il était en chaleur, il n’a pas donné grande importance. Cependant, au fil du temps, en raison de l’ascendant moral de son père sur lui, sa fierté et son mépris ont grandi en lui jusqu’à ce que la femme lui devienne indifférente et qu’il commence même à la considérer comme… peu fréquentable. Plus tard, il s’est souvenu à quel point ses pulsions érotiques étaient peu conventionnelles avec la fille logée par sa tante avec qui il avait cette relation fugitive. Ils se sont rencontrés quelques fois dans des parcs, il l’a caressée fébrilement sous ses vêtements - ses vêtements d’après lesquels elle pouvait être remarquée de loin dans la rue. Mais à huis clos, dépouillée de son apparence de rue, dans des vêtements qui lui paraissent vulgaires, elle atteint un autre niveau de proximité - une promiscuité avec une charge érotique intense. La vulgarité et la pulsion érotique se mélangent fébrilement et même les bas noirs, glissés sur ses jambes solides et provocantes, qui en d’autres circonstances devaient trahir une négligence inquiétante, lui paraissaient extrêmement excitants...

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Ce qui donne le ton à une communauté humaine c’est simplement la dignité ou le manque de dignité.

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La peur des attitudes intraitables s’était installée pendant que survenait la familiarité avec la routine du système « parti et État ». La dissociation entre parti et État était une plaisanterie - il n’y avait qu’un seul parti qui remplaçait l’État, dans la tradition stalinienne directe, mais il aimait la formule - elle contenait une moquerie claire pour qui était capable de la percevoir. A part le parti, il n’y avait rien d’autre, l’État était une sorte de plan inférieur du parti, conduit à sa discrétion. La discipline (plus précisément la «soumission») était totale et généralisée, et aucune opposition majeure n’était connue - jusqu’au renversement du régime. Il est difficile d’imaginer à quel point nos concitoyens peuvent être humbles - et pas seulement comme un exercice de survie. Souvent sans avoir besoin de telles humiliations. Et, tout comme un trait local, l’humilité s’accompagne généralement de son revers, de son ignoble engouement pour les petits, pour les plus faibles. Ou à ceux qui l’étaient autrefois et ne sont plus forts, qui sont devenus faibles. Il a en tête l’exemple de Tête d’Oie. Son obéissance était gênante, le narrateur faisait souvent semblant de ne pas s’en apercevoir. Il pensait que le jeune homme, assistant à sa chaire de professeur, se comportait de cette façon à cause d’une jeunesse inexpérimentée et respectueuse, à cause d’une mauvaise éducation et ainsi de suite. Lorsqu’il se souvient de ces moments, il s’amusait, évoquant la manière dont Oie l’avait détrôné d’une position universitaire sans importance, en fait, mais vers laquelle son orgueil sans bornes le dirigeait. Et cela s’est passé tardivement, après la chute du communisme - ce qui montre une chose importante, à savoir que la bassesse n’a pas été conditionnée par la dictature, qu’elle a sa place dans la structure profonde de ceux qu’elle contrôle.

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Il avait compris rapidement auparavant qu’en période de dictature ils étaient soumis à une surveillance constante et complexe. Sa mère le réprimandait chaque fois qu’il recevait des lettres d’autres pays. Des rencontres au hasard, la plupart lors de ses longues vacances à Costinesti (dans ces moments la meilleure station touristique pour les jeunes à la Mer Noire). Le resort, devenu banal par la suite, comme tous les autres, était particulier à l’époque, une sorte de campement composé de maisons en bois pour deux personnes et de plusieurs bungalows plus grands avec un rez-de-chaussée et un premier étage. Une cantine restaurant au milieu du village de vacances, quelques kiosques, une piste de danse devant le restaurant résolvant les aspirations minimales des jeunes. Certains d’entre eux étaient des étudiants roumains, qui s’étaient démarqués pendant l’année au niveau des études (...ou avaient des bons dossiers chez ceux qui distribuent les tickets vacances). Une autre partie était composée d’étudiants d’Europe et d’autres jeunes étrangers, venus ici avec des billets extrêmement bon marché. Mais c’était l’occasion de rencontrer d’autres personnes, élevées dans la liberté, vénérant d’autres valeurs. Il s’est fait des amis et souvent les connexions établies en vitesse se sont transformées en relations intimes et parfois même plus. C’est le temps hippie, la révolution sexuelle, les libertés absolues. Il était attiré non seulement par les silhouettes et les corps des jeunes femmes qu’il connaissait, mais aussi par leurs humeurs, bien différentes de celles des jeunes femmes d’ici. Quelque chose l’attirait, cet air particulier de personnalités formées dans un climat complètement différent de celui d’ici. Certaines des filles qu’il connaissait ont continué à lui écrire. Il aimait visiblement ça, et en plus il était curieux de comprendre comment les « autres » vivaient son âge. Mais sa mère lui faisait toujours des allusions quand il recevait de tels messages. Elle ne les arrêterait pas, comme on pouvait s’en douter, mais elle lui faisait des reproches et lui… jetait les lettres déjà ouvertes qu’elle trouvait. Une fois, elle a saisi des photos et ses critiques se sont précipitées sur l’aspect de la jeune fille souriante sur le carton glacé. Le fait qu’il soit toujours grondé lorsqu’il recevait ces lettres, qu’on lui « arrache les yeux » régulièrement, même si les lettres étaient totalement inoffensives, même au contraire ; une étudiante de Milan, Vittoria, était communiste (c’est vrai, leur communisme… n’avait pas grand-chose en commun avec le communisme des pays communistes… ; des communistes avec des… Mercedes) mais ça ne servait à rien. Les choses, simples, se sont clarifiées au fil du temps. La dictature n’était pas intéressée à établir de bonnes relations entre ses citoyens et ceux des autres parties de l’Europe. Les relations des fonctionnaires étaient d’une tout autre nature : espionnage, recrutement, etc. Tout ce qui était normal devenait anormal lorsque quelque chose entrait dans le domaine de la sécurité - et tout ce qui pouvait avoir une liaison avec les étrangers était leur domaine… Les agents de la securitate ne s’intéressaient pas à l’essence de ces connexions, mais au fait qu’elles existaient. Les citoyens roumains doivent n’avoir aucun contact avec ceux qui pouvaient … ébranler les convictions communistes… Ils doivent être tenus dans une bulle parfaitement isolée. Le courrier était sécurisé, le courrier était suivi, et ma mère, qui travaillait dans une organisation des femmes communistes le savait ou le soupçonnait. Plus tard on a eu une preuve… comique de ce que voulait dire la surveillance de ceux qu’on soupçonne d’une certaine manière. Il a reçu dans la ville de ses études une lettre d’elle, dont l’enveloppe était authentique, avec la chère écriture maternelle bien connue, mais à l’intérieur se trouvait… la lettre d’une autre personne, quelqu’un de complètement inconnu… C’était flagrant. Pendant qu’ils censuraient la correspondance un employé de la securitate avait emmêlé les lettres… Ma mère protesta par écrit à la poste, mais, comme prévu, elle ne reçut pas de réponse plausible.

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Carnet. A analyser. Sous la contrainte, certaines personnes deviennent des outils faciles à manipuler. Outils du pouvoir, quels qu’ils soient, qui ont la vocation de bassesse, de soumission. La coercition devient la règle dans certaines circonstances de la vie. A cette époque, la culpabilité politique était strictement d’actualité. Ceux qui pouvaient être pris avec de tels «péchés» étaient extrêmement exposés, la sécuritate n’a pas failli. De plus, il vivait dans un environnement clos, strictement encadré, les informations qu’il recevait étaient déjà mâchées - formatées, coagulées, dirigées. Sa mère avait occupé certains postes au sein de l’organisation régionale des femmes, qui était également une organisation parrainée par le parti, et son père était devenu chef du département de l’éducation. Il y avait des occasions, il y avait des repas... amicaux avec des… camarades et des échanges d’impressions avec la progéniture des grands du moment. Dans toutes les discussions, même les moins importantes, il a capté des informations. Le ton, les attitudes, les silences, les accents - tous véhiculent des informations que son système de réception extrêmement sensible percevait et stockait. Il apprit qu’à cette époque la fusion totale entre le parti et la sécuritate n’était pas parfaite, ce qui aurait lieu plus tard (en fait ce qui s’était répété dans la première étape, après la guerre, se passait sur le modèle soviétique), l’union s’est faite au sommet, au-dessus de certains niveaux. Dans les dernières phases du régime communiste le jumelage des services a été mis en pratique à tous les niveaux… Un mycélium a été créé dans lequel la position de chacun pouvait être identifiée. Mais au moment dont on parle les choses n’en étaient pas encore arrivées là, chaque «spécialisation», déduit-il, suivait sa ligne et ce n’est qu’au sommet que se faisait la jonction.

Il avait entendu une fois, à une table, après que les esprits se soient un peu réchauffés, qu’un des secrétaires de comité du parti parlait avec mépris, presque repoussant, d’une personne parce qu’il était agent de sécurité. Le ton de sa voix s’était fixé dans son esprit, voilà, parmi les gens du parti il y en avait qui n’étaient même pas du tout enthousiasmés par les forces de securitate. Surtout ceux qui savaient qu’ils étaient poursuivis par l’odieuse institution. Il est vrai que ce secrétaire, qui devint bientôt le premier secrétaire d’un autre comité, fut par la suite mis en attente et mourut subitement, encore jeune, dans les hôpitaux spéciaux du parti. Le mépris et l’hostilité dans sa voix s’attardent à jamais dans son esprit ; il ne s’attendait pas à une telle remarque de la part d’un fonctionnaire du parti.

Constantin Pricop

Le roman de Constantin Pricop La nouvelle éducation sentimentale
paraît en feuilleton dans Lpb.