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blanche

La revue n° 59 poètes de service

poètes de service

Jean-Michel Maubert

Mon temps de vie est dévoré par (au moins) trois domaines qui absorbent beaucoup d’énergie cérébrale et vitale, et sont très chronophages : l’enseignement de la philosophie ; mes activités militantes et bien sûr je me consacre à divers travaux d’écriture. J’ai dû arrêter certaines activités comme un atelier de philo pour adultes que j’animais dans une maison de quartier de Quimper. Il me fallait trouver du temps pour dormir.

 

JE NE SUIS PAS LÀ

je ne suis pas ce verre où tes lèvres ont laissé quelques traces

je ne suis pas cette eau qui coule sur le sol sur toi ton visage ton dos tes mains

je ne suis pas ce chat dormant sur le rebord de béton et qui tombera peut être dans son sommeil

je ne suis pas la nuit où tu ne dors pas et cherches un corps pour t’aimer enfin

je ne suis pas le silence

je ne suis pas cette chaise repeinte en bleu nuit où traîne ton pull jaune délavé

je ne suis pas ce rêve où tu ne cesses de mourir

je ne suis pas l’arbre d’où tu es tombée un soir d’été il y a si longtemps

je ne suis pas ce mur où tu cognes parfois du poing

je ne suis pas la vitre grise où se reflète à peine ton visage

je ne suis pas ce riff extatique de saxophone jazz chauffant à blanc le son

je ne suis pas l’oranger sous la lumière

je ne suis pas les taches d’encre sur tes doigts

je ne suis pas cette fissure du rocher où l’herbe repousse

je ne suis pas ce néon rouge clignotant sans fin à la nuit tombée dans cette rue détrempée

je ne suis pas ce cerf l’œil exorbité noyé dans son sang

je ne suis pas cette herbe coupée à l’odeur forte et chaude

je ne suis pas encore ce corps bardé de tuyaux mourant dans son lit blanc souillé

je ne suis pas cette boîte de conserve rouillée sur le trottoir

je ne suis pas cette rivière de déchets bordant le village

je ne suis pas ce cadavre d’un pauvre rat mort dans la poussière sous l’aqueduc

je ne suis pas les rues où tu aimes si souvent déambuler

je ne suis pas cet air qui glisse en toi par ta bouche tes narines

je ne suis pas ce vieil homme marchant courbé tordu comme un arbre sous le vent glacé

je ne suis pas ce coléoptère massif en armure de samouraï immobile sur le mur près de la gouttière

je ne suis pas dans ce terrain vague cette voiture fracassée mangée de rouille

je ne suis pas cette femme au visage ridé cheveux ébouriffés yeux bleus délavés

je ne suis pas ce caddie abandonné au pied d’une tour

je ne suis pas ce ciel sans couleurs

je ne suis pas ce chien mouillé anthracite courant sur l’asphalte brûlant

je ne suis pas ce miroir fêlé grêlé de tâches brunes

je ne suis pas cette vapeur stagnant sur le fleuve

je ne suis pas ce grand corbeau venant chaque soir à l’abri du noisetier

je ne suis pas cette bouteille d’un noir profond dominant ce verre bleuté de toute sa hauteur

je ne suis pas cet autobus grimpant la côte à 45° avec une lenteur de phtisique

je ne suis pas ce livre jamais ouvert laissé ici dans la poussière

je ne suis pas ce visage buriné recuit martelé par l’usure solaire

je ne suis pas ce fou aux pieds bleus dansant sur son île sauvage

je ne suis pas ce liquide épais blanc tombant du broc

je ne suis pas cette grenouille accouchant dans l’ombre

je ne suis pas cette pellicule de pluie sur la roche

je ne suis pas cette mouche happée par la gueule du berger allemand

je ne suis pas ce prélude de la suite en mi mineur de Marin Marais

je ne suis pas cette ampoule grillée au bout de ses fils oranges bleus jaunes verts

je ne suis pas ce rire d’assiette brisée que j’aime tant

je ne suis pas cette serviette humide oubliée sur le sable conservant l’empreinte d’un corps

je ne suis pas cette photographie de la lune de 1842

je ne suis pas cet âne aux yeux immenses

je ne suis pas ce mobile gracile du cirque calderien

je ne suis pas ce goût de sel sur tes lèvres

je ne suis pas ton corps endormi sur le rocher

je ne suis pas cette eau renversée sur la table à l’ombre des châtaigniers

je ne suis pas ce visage au creux de ton épaule

je ne suis pas ce cauchemar gangrenant tes nuits

je ne suis pas ce rideau à la fenêtre blanchi par la lune

je ne suis pas cette peinture de sable navajo

je ne suis pas ce scarabée transportant une forêt miniature sur sa carapace

je ne suis pas ce savon fossilisé sur le lavabo

je ne suis pas cette mésange abasourdie par l’orage

je ne suis pas ce trait de vapeur blanc laissé par cet avion dans ce ciel d’un bleu transparent

je ne suis pas cette colonie d’araignées dans les arbres

je ne suis pas encore ce mort glacé dans le salon funéraire

je ne suis pas cette vitre poussiéreuse sur laquelle s’aplatissent de grosses gouttes sous un ciel noir charbon

je ne suis pas ce chuchotement du soir sur le port

je ne suis pas cette poubelle renversée dans laquelle fouille un chien aux côtes saillantes

je ne suis pas cet iguane marin plongeant dans l’eau bouillonnante

je ne suis pas cette calligraphie tracée d’une main sûre sur ce rouleau blanc

je ne suis pas cette goutte d’eau en équilibre sur l’arrondi de ton sein douce endormie

je ne suis pas ce miroir sur le mur de la chambre face à la fenêtre et dans lequel se reflète la forêt

je ne suis pas ce rivage vide là où s’affaissent insensiblement les décombres gris des bunkers

je ne suis pas cette voiture rouge encastrée dans un mur

je ne suis pas ce renard presque debout sur ses pattes de derrière retombant et s’enfuyant dans les fourrés

je ne suis pas cette salle de café déserte un dimanche après midi

je ne suis pas ces dessins dans le désert

je ne suis pas cette toile cirée blanche ornée de grosses fleurs marrons

je ne suis pas ce cimetière où cette grand mère avance au ralenti

je ne suis pas cette ville de tours gigantesques dressées dans l’azur vaporeux

je ne suis pas ces fleurs décrépites pourrissant dans un bocal

je ne suis pas cette sardine agonisante sur le pont de ce chalutier

je ne suis pas ton corps rêveur lisant dans la baignoire

je ne suis pas cette fourmi sur ton bras

je ne suis pas cette allumette à l’embrasement si bref

je ne suis pas la lumière du soir sous les feuilles du chêne

je ne suis pas la terre malaxée informe du chantier saturée de poutrelles de béton

je ne suis pas cette araignée verte tissant sa fine toile au creux d’une feuille de tulipier de virginie

je ne suis pas cette petite tâche de sang sur ton mouchoir

je ne suis pas cet oiseau planant sous ce nuage en forme d’écrevisse ce samedi matin de juin à dix heures

je ne suis pas ce reflet de ton corps nu dans l’eau de l’étang tes longs cheveux défaits

je ne suis pas cette mouche venant boxer contre cette vitre se confondant avec le ciel

je ne suis pas ce graffiti d’une énorme tête bleue noire hurlante déformée sur cette palissade de parking

je ne suis pas ce vélo rouillé orange abandonné dans l’herbe

je ne suis pas l’une de tes sensations préférées : la calme fraîcheur d’un matin d’été pieds dans l’herbe

je ne suis pas cette odeur de pneu crissant sur le gravier

je ne suis pas ce lézard glissant par secousses sur le sable brûlant

je ne suis pas au dessus de la mer cette pleine lune zébrée de fêlures après la dévastation nocturne de l’orage

je ne suis pas ce visage posé sur ton ventre

je ne suis pas ce chemin de rocailles saturé de menthe de thym envahi de grillons

je ne suis pas cette ligne d’encre fine entamant la page d’une graphie féline

je ne suis pas ce nageur aux mouvements parfaits glissant presque à la surface de la mer à peine ondulante

je ne suis pas ce regard du chat sur le toit

je ne suis pas ce couteau rouillé dans l’évier

je ne suis pas cette vitre brisée jamais réparée

je ne suis pas cette ampoule recouverte de papillons affolés

je ne suis pas cet immeuble s’écroulant auréolé de poussière blanche

je ne suis pas cette indicible mélancolie qui voile ton regard lorsque tu écoutes My favorite things

je ne suis pas ce grain de beauté sous ton sein gauche

je ne suis pas cette photographie de cette fenêtre comme suspendue dans une pièce vide

je ne suis pas cette silhouette gracile la tête dans les bras affaissée sur la table de la cuisine

je ne suis pas cette voix qui te murmurait tout cela

je ne suis pas là

Jean-Michel Maubert