La
page
blanche

La revue n° 59 Séquences

Séquences

Clément Gustin

tesson

C’étaient des transhumances toujours très brèves

et la ville athlétique aux bonds d’ivoire

en l’âge d’ersatz

 

 

 

thrène (adagio)

Nous qui avons connu le flash

éblouissant des rues taillées dans la lumière

& l’accélération du soir aux charnières des deux siècles

Nous savons bien que tous les jardins familiers sont morts

que les chiens flairent en vain des chemins sans odeurs

que les grillages en or ont monté jusqu’aux toits

Nos victoires ont dans nos bouches laissé trop

de sel & nous ne sommes plus assez naïfs

pour nous émouvoir des pierres ankylosées du ciel

 

 

 

dire

Un jour, la langue nous est venue pour dire toutes choses. Prononcer, évoquer tout ce qui ne parle pas. Ranimer en nous ce qui survient, ce qui se perd — tout ce qui s’épuise, s’enfuit, disparaît, revient, s’altère, s’enfuit, disparaît, revient, s’altère. Dire la naissance et la mort — surtout dire le nivellement, dire les degrés et les fluctuations. Dire les mesures entre les sources et les gouffres, les jours, les nuits, les ciels, les eaux, dire l’odeur maritime des rues quand il pleut sur la ville. Dire le reflet cristallin des instants morcelés dans la mémoire comme dans une paume fragile. Dire ce qui advient, surgit, s’élève, reflue, disparaît. Des passants aux ombres géantes étirées sur les murs. Les chuchotements à deux dans la pénombre intime. Les rideaux se soulèvent, puis ne bougent plus. Le vent, les feuilles s’élèvent puis retombent. Le déclin roux de la lumière entre deux édifices. Dire les herbes, les chemins où l’on s’est perdu autrefois, les regards gênés, les caresses. Dire les nuages aux fenêtres en fin d’après-midi. La chaleur d’une bouche. Dire l’ambigüité d’un sourire.
La langue nous est venue pour dire la sensation volatile, impondérable, de toutes ces choses qui se décantent, exfolient leur pouvoir enivrant par pétales, nous rendent un bref moment alertes et reconnaissants — mais comme inquiets aussi — de participer aux phénomènes, de les voir naître et disparaître — comme nous — peu à peu, tour à tour, l’un après l’autre mêlés dans la rumeur enchevêtrée, passagère, transitoire, à l’affût des moindres modifications de la lumière et du temps.

 

 

brève observation nocturne

La lune cassée (comme un morceau de dé jaune) roule sur le velours du ciel mauve — et c’est toujours à ma fenêtre le monde inépuisable qui tourne, avec ses enseignes électriques et sa lumière de fête foraine.

Il n’y a pas d’impasses. Toutes les villes sont des ports embrassant l’immensité abstraite.
Les foules ici savent où elles vont et foncent pressées dans la zone urbaine telles des loups solitaires au fond d’un bois dégrossi.

Le vent du soir brasse de chauds effluves et secoue les chevelures des passantes aux tenues luxueuses. Elles se regardent une à une dans les vitres rincées de couleurs et leur donnent l’air de publicités fraichement collées.

À l’angle du carrefour, les routes nerveuses parodient la vigueur des ruisseaux et les feux de circulation clignent de l’œil tous en même temps. Alors les véhicules amassés dans la réverbération du soleil avancent et luisent au milieu du goudron comme des rangées de gros scarabées sur une branche.

Au ciel des arbres noueux plaquent leurs doigts maigres aux seins des nuages blêmes. Je lance un dernier regard sur la ville, jeté comme un mégot sur le trottoir : le soir est pâle comme un enfant malade, et les réverbères — toujours paisibles au fond des rues opaques — se tiennent raides comme des chardons glacés dans la nuit.

 

 

question

Tu sais bien que ce monde n’épargne pas les rêveurs

(alors, dis-moi, pourquoi continues-tu

d’errer dans ce jardin des pluies ?)

 

Là où des feuillages ploient sous

la lumière translucide,

où la poussière se laisse voir

presque à l’œil nu

dans les déplacements et les ondulations indiscernables

du vent et des ombres

 

on dit

que l’air est plein de particules