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La revue n° 59 Notes de...

Notes de...

Denis Heudré

Yves Simon, et tout comprendre de mon adolescence ratée.

J’aime Yves Simon de toute mon adolescence mal fagotée. Il aurait suffi de peu pour en avoir une aussi riche que lui. Je n’ai pas su comme lui ouvrir la barrière de la culture pour m’ouvrir tout le champ des possibles. J’ai mis trop de temps à lancer mes mots au vent de la poésie. Trop coincé dans le quotidien, je n’ai jamais réussi à enclencher le moteur de la manufacture des rêves. J’ai mis trop de temps à savoir la direction vers laquelle embarquer ma vie. Trop peur de me présenter comme différent dans mon milieu. Je rêvais plus de sentiments que de réussite, de jolies phrases que d’argent. Je m’inventais des histoires d’amour platoniques depuis l’âge de dix ans. Je préférais la compagnie des filles, plutôt que celle d’un ballon de foot ou de ceux qui pissent plus loin. Je n’avais que l’écriture en tête mais les mots se bousculaient, s’embouteillaient, de telle sorte que rien d’intéressant ne sortait de ma bouche ou de la plume de mon stylo. J’avais des rêves d’Amérique comme Yves Simon, des chansons à écrire comme Yves Simon, Gerard Manset, Alain Souchon. J’aurais dû me payer comme lui une machine à écrire. Je me reproche de n’avoir pas eu suffisamment confiance en mes professeurs de français. Mais aurais-je eu le courage de les aborder en leur disant «apprenez-moi à écrire l’amour, la vie, mes rêves et tout mon mal-être d’adolescent» ?

C’est par Yves Simon que j’ai abordé la littérature. Avec son écriture moderne, quasi cinématographique, faite de phrases courtes, n’hésitant pas sur les noms propres, les lieux et des dialogues pas communs. C’est lui qui m’a fait sortir la littérature de la poussière de l’école et remplacé l’analyse fastidieuse au profit du ressenti, et de l’éveil de l’imaginaire et des manifestations de la passion. L’adolescence a besoin de passion, non pas d’analyse stylistique froide. J’ai emprunté ses trains, embarqué sur ses océans. J’ai tenté de copier son style dans des débuts de nouvelles mal bâties. J’ai rêvé de ce romantisme-là, en bannissant Lamartine, Vigny, Musset et autres poètes du 19ème siècle. Mon siècle avait mieux à faire et Yves Simon me montrait la voie à suivre.

J’ai aimé sa façon d’écrire mais aussi sa manière de voyager. Partir non pas pour voir, mais pour rencontrer. Malheureusement, je n’ai pas su comme lui provoquer ma chance «Les chanceux sont ceux qui écoutent, qui regardent, qui tissent des liens avec des inconnus, qui voyagent et s’étonnent, qui ne se découragent pas et persistent quand tout semble résister» dira-t-il plus tard dans La compagnie des femmes, lu bien trop tard, la cinquantaine passée... J’ai appris sur moi en le lisant, mais bien trop tard. J’ai toujours été en retard, en retard d’un sentiment, d’une prémonition même en retard de mes souvenirs. Toujours un peu perdu dans ce monde bousculant. Irrésolu, j’errais entre les mots sans vraiment me fixer sur eux. Trop marqué par le cherche-toi-un-métier-stable-et-bien-payé, je ne me rendais pas compte que moi aussi je faisais partie d’une «génération éperdue de mots, de musique et de futur» .

Il m’aura manqué de l’argent pour acheter toujours plus de livres, aller voir le plus possible de films. Il m’aura manqué le courage de m’inscrire à la bibliothèque. Le culot de forcer la rencontre avec un écrivain. L’orgueil de me savoir, non pas supérieur, mais en tout cas à part, faisant partie du petit peuple attiré inéluctablement par l’écriture. L’adolescence est passée sur moi comme une coulée paralysante au lieu d’être comme pour Yves Simon, une piste d’envol formidable. Je n’ai rien à regretter, c’est que je n’avais pas le talent de forcer mon destin. Je suis vieux désormais, mais n’ai jamais quitté mon adolescence que je me plais à rêver autre. Merci à Yves Simon de continuer d’accompagner ma vie.