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La revue n° 59 poètes de service

poètes de service

Emilie Panisset

Emilie Panisset-Barachant écrit des mots à nu, sans appel et sans miséricorde, au plus près de la sensation vraie, directs comme des uppercuts, traversés d’images qui émergent à la façon de « sourires de victoire, celle de la poésie sur le prosaïsme cruel de la vie courante ». Pierre Lepère

Sept poèmes tirés du recueil inédit « Asile »

Emilie Panisset vit et écrit à Berlin. Elle a publié huit ouvrages : cinq romans, un recueil de nouvelles et deux recueils de poésie. Les 7 poèmes qui suivent sont tirés d’un recueil inédit intitulé « Asile », écrit lors d’un séjour en hôpital psychiatrique.

 

C’est déprimant les dépressifs

Ça rumine du matin au soir

Des pensées noir charbon

Des pensées mêmes pas marrantes

C’est routinier les dépressifs

Le matin c’est humeur morne

Le midi humeur morose

Le soir humeur triste

C’est compliqué les dépressifs

Ça te tournicote les petites choses de la vie

Comme si c’était le grand drame du grand soir

C’est moche les dépressifs

Ça a le nez tout rouge

Les yeux de cocker battu

Les joues tombantes du manque de joie

C’est abrutissant les dépressifs

Ça te répète

Je ne vais pas m’en sortir

Je suis nul-le

Je ne vaux rien

Je suis bon-ne à jeter

C’est salissant les dépressifs

Quand ça finit par se jeter par la fenêtre

Et qu’il faut ramasser les morceaux de cervelle

A la petite cuillère.

 

 

 

 

On dirait que l’araignée

Qui me dévore le crâne

Aurait pris ses quartiers d’hiver

Dans une autre cervelle

On dirait que le poids du monde

Sur ma poitrine s’allègerait un peu

Peut-être qu’il s’envolerait

Pour d’autres latitudes

On dirait que mon âme-vallée de larmes

Deviendrait vallée de joie

On dirait que le monde souvent grisâtre

Retrouverait des couleurs

Et que j’en serais étourdie

On dirait que j’aurais une peur bleue

De ne plus souffrir

On dirait que je me trouverais

Anormale

Bancale

Amoindrie

Sans cette souffrance permanente

On dirait que j’aurais la nostalgie

De mes nuits rouge sang

De mes battements d’un cœur

Devenu fou

De cette exquise douleur

Qui s’insinue dans la moindre fibre

Dans la plus infime cellule

On dirait qu’enfin j’apprendrais à respirer

Et qu’au début j’en suffoquerais.

 

 

 

 

Soleil barbare

Autour de moi le monde exulte

Ça crie et grince dans ma tête

Soleil cruel

Les corps s’exposent

Je cache mon âme

Sous des oripeaux de cadavres

Soleil immonde

Les pirates de mon cœur

Dansent une sarabande d’été

Sensations néantisées

Joie peine exultation

Ont déserté les lieux

Il ne reste qu’un silence de mort

Qui m’étouffe et me massacre à petit feu

Soleil tyran

Je hais la joie des autres

Je voudrais qu’ils souffrent comme moi

Les peaux hâlées me narguent

Les odeurs de l’été me donnent la nausée

Tous vivent

Je veux mourir

Mais les pirates de mon cœur

En ont décidé autrement

Ils m’attrapent dans leurs jeux sauvages

Je suis condamnée à la vie.

 

 

 

 

Comment écrire sur l’innommable,

La folie criarde,

Les hurlements,

Les voix dans ta tête

Qui te disent tu es un génie

Toi seule face au monde

Tu as raison ils ont tort

Comment dire les nuits nerfs à vif

Ame trop chargée

Ivre d’elle-même

Comment dire la terreur de mes pirates

L’incompréhension de mon amour

Comment expliquer la raison en miettes

La violence qui sourd

De tous les pores du cœur

Le besoin de détruire

Dans un éclat de rire dingue

Comment raconter l’amnésie

La vieille femme qui te dit

Il vaut mieux que tu ne te souviennes pas

Comment parler de la perte de soi

La perte de contrôle jusqu’au suicide social

Comment expliquer l’amour fou de mes proches, de mes amis

Leur courage face à ma folie

Comment le dire

Comment le dire.

 

 

 

 

Attends, attends

Il y a un diable rouge dans mon corps

Il me dévore de l’intérieur

Me vole mon souffle

Attends, attends

Je suis devenue douleur

Je ne sais plus dire je

Attends, attends

Mes jambes, ma peau brûlent

Je me consume

Lentement

Attends, attends

Ça hurle dans ma tête

Et le dehors flou

Enfonce sa chanson de mort

Jusque dans les replis de mon cœur

Attends, attends

C’est injuste une vie

Tu commences à peine

Et tu rencontres ton diable

Qui te murmure à l’oreille

« Prépare-toi à finir ».

 

 

 

 

Il y a quand même

Des instants d’humanité beaux à pleurer

La petite infirmière me propose une balade

Après deux semaines d’enfermement

L’air a une saveur de liberté

Et de myosotis en fleur

Nous cheminons

Elle parle

Je l’écoute

Un peu étourdie de tant de vent

De tant de printemps

J’avais oublié le dehors

Vous ne ressentez plus cette sensation de liberté

Si vous n’avez pas été enfermés

Cette petite évasion avec l’infirmière,

C’est mon grand jour

Le moment de ma vie

Où je me suis sentie la plus libre du monde

Ça a duré moins d’une heure

Dans le temps des humains

Mais pour moi cette échappée belle

A eu un goût d’éternité

J’ai oublié son nom

A la petite infirmière

Je ne sais même pas

Si elle se rend compte

Du cadeau qu’elle m’a fait – qu’elle en soit ici remerciée.

 

 

Il faut bien sortir

Il n’y a pas de séjour à vie

Dans l’antre des fous

Ou alors il faut être plus fou que moi

Le monde est trop grand

Trop bruyant

Trop violent

Les gens les automobiles les chiens

Tournoient autour de moi

Comme un carrousel qui s’est emballé

Je m’enferme dans mon petit univers

Entouré des miens je panse mes plaies

Ma tête n’est pas guérie

J’ai peur de mon ombre

Je la guette au hasard des pièces

La nuit j’ai peur

Je me gave de calmants

Mais ça ne calme pas mon angoisse de mal vivre

Comment font les autres ?

Dis, comment font-ils ?

Ils trempent leur désarroi

Dans leur quotidien terne

Mais ils y arrivent

Je suis la seule

Qui traîne dans ma détresse

Il y en a d’autres

Mais ils sont restés dans la maison des fous

J’en ai souvent la nostalgie

Je pense à Jörg Florian Katia

Pas plus fous que toi ou moi

Juste plus fragiles

Parfois j’ai besoin de l’antre des fous

Alors j’y retourne

Entre amertume et joie d’être parmi les miens.

Emilie Panisset