poètes de service
Emilie Panisset
Emilie Panisset-Barachant écrit des mots à nu, sans appel et sans miséricorde, au plus près de la sensation vraie, directs comme des uppercuts, traversés d’images qui émergent à la façon de « sourires de victoire, celle de la poésie sur le prosaïsme cruel de la vie courante ». Pierre Lepère
Sept poèmes tirés du recueil inédit « Asile »
Emilie Panisset vit et écrit à Berlin. Elle a publié huit ouvrages : cinq romans, un recueil de nouvelles et deux recueils de poésie. Les 7 poèmes qui suivent sont tirés d’un recueil inédit intitulé « Asile », écrit lors d’un séjour en hôpital psychiatrique.
C’est déprimant les dépressifs
Ça rumine du matin au soir
Des pensées noir charbon
Des pensées mêmes pas marrantes
C’est routinier les dépressifs
Le matin c’est humeur morne
Le midi humeur morose
Le soir humeur triste
C’est compliqué les dépressifs
Ça te tournicote les petites choses de la vie
Comme si c’était le grand drame du grand soir
C’est moche les dépressifs
Ça a le nez tout rouge
Les yeux de cocker battu
Les joues tombantes du manque de joie
C’est abrutissant les dépressifs
Ça te répète
Je ne vais pas m’en sortir
Je suis nul-le
Je ne vaux rien
Je suis bon-ne à jeter
C’est salissant les dépressifs
Quand ça finit par se jeter par la fenêtre
Et qu’il faut ramasser les morceaux de cervelle
A la petite cuillère.
On dirait que l’araignée
Qui me dévore le crâne
Aurait pris ses quartiers d’hiver
Dans une autre cervelle
On dirait que le poids du monde
Sur ma poitrine s’allègerait un peu
Peut-être qu’il s’envolerait
Pour d’autres latitudes
On dirait que mon âme-vallée de larmes
Deviendrait vallée de joie
On dirait que le monde souvent grisâtre
Retrouverait des couleurs
Et que j’en serais étourdie
On dirait que j’aurais une peur bleue
De ne plus souffrir
On dirait que je me trouverais
Anormale
Bancale
Amoindrie
Sans cette souffrance permanente
On dirait que j’aurais la nostalgie
De mes nuits rouge sang
De mes battements d’un cœur
Devenu fou
De cette exquise douleur
Qui s’insinue dans la moindre fibre
Dans la plus infime cellule
On dirait qu’enfin j’apprendrais à respirer
Et qu’au début j’en suffoquerais.
Soleil barbare
Autour de moi le monde exulte
Ça crie et grince dans ma tête
Soleil cruel
Les corps s’exposent
Je cache mon âme
Sous des oripeaux de cadavres
Soleil immonde
Les pirates de mon cœur
Dansent une sarabande d’été
Sensations néantisées
Joie peine exultation
Ont déserté les lieux
Il ne reste qu’un silence de mort
Qui m’étouffe et me massacre à petit feu
Soleil tyran
Je hais la joie des autres
Je voudrais qu’ils souffrent comme moi
Les peaux hâlées me narguent
Les odeurs de l’été me donnent la nausée
Tous vivent
Je veux mourir
Mais les pirates de mon cœur
En ont décidé autrement
Ils m’attrapent dans leurs jeux sauvages
Je suis condamnée à la vie.
Comment écrire sur l’innommable,
La folie criarde,
Les hurlements,
Les voix dans ta tête
Qui te disent tu es un génie
Toi seule face au monde
Tu as raison ils ont tort
Comment dire les nuits nerfs à vif
Ame trop chargée
Ivre d’elle-même
Comment dire la terreur de mes pirates
L’incompréhension de mon amour
Comment expliquer la raison en miettes
La violence qui sourd
De tous les pores du cœur
Le besoin de détruire
Dans un éclat de rire dingue
Comment raconter l’amnésie
La vieille femme qui te dit
Il vaut mieux que tu ne te souviennes pas
Comment parler de la perte de soi
La perte de contrôle jusqu’au suicide social
Comment expliquer l’amour fou de mes proches, de mes amis
Leur courage face à ma folie
Comment le dire
Comment le dire.
Attends, attends
Il y a un diable rouge dans mon corps
Il me dévore de l’intérieur
Me vole mon souffle
Attends, attends
Je suis devenue douleur
Je ne sais plus dire je
Attends, attends
Mes jambes, ma peau brûlent
Je me consume
Lentement
Attends, attends
Ça hurle dans ma tête
Et le dehors flou
Enfonce sa chanson de mort
Jusque dans les replis de mon cœur
Attends, attends
C’est injuste une vie
Tu commences à peine
Et tu rencontres ton diable
Qui te murmure à l’oreille
« Prépare-toi à finir ».
Il y a quand même
Des instants d’humanité beaux à pleurer
La petite infirmière me propose une balade
Après deux semaines d’enfermement
L’air a une saveur de liberté
Et de myosotis en fleur
Nous cheminons
Elle parle
Je l’écoute
Un peu étourdie de tant de vent
De tant de printemps
J’avais oublié le dehors
Vous ne ressentez plus cette sensation de liberté
Si vous n’avez pas été enfermés
Cette petite évasion avec l’infirmière,
C’est mon grand jour
Le moment de ma vie
Où je me suis sentie la plus libre du monde
Ça a duré moins d’une heure
Dans le temps des humains
Mais pour moi cette échappée belle
A eu un goût d’éternité
J’ai oublié son nom
A la petite infirmière
Je ne sais même pas
Si elle se rend compte
Du cadeau qu’elle m’a fait – qu’elle en soit ici remerciée.
Il faut bien sortir
Il n’y a pas de séjour à vie
Dans l’antre des fous
Ou alors il faut être plus fou que moi
Le monde est trop grand
Trop bruyant
Trop violent
Les gens les automobiles les chiens
Tournoient autour de moi
Comme un carrousel qui s’est emballé
Je m’enferme dans mon petit univers
Entouré des miens je panse mes plaies
Ma tête n’est pas guérie
J’ai peur de mon ombre
Je la guette au hasard des pièces
La nuit j’ai peur
Je me gave de calmants
Mais ça ne calme pas mon angoisse de mal vivre
Comment font les autres ?
Dis, comment font-ils ?
Ils trempent leur désarroi
Dans leur quotidien terne
Mais ils y arrivent
Je suis la seule
Qui traîne dans ma détresse
Il y en a d’autres
Mais ils sont restés dans la maison des fous
J’en ai souvent la nostalgie
Je pense à Jörg Florian Katia
Pas plus fous que toi ou moi
Juste plus fragiles
Parfois j’ai besoin de l’antre des fous
Alors j’y retourne
Entre amertume et joie d’être parmi les miens.
Emilie Panisset