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La revue n° 59 Notes de...

Notes de...

Jérôme Fortin

La science à gogo

L’auteur des lignes que vous êtes en train de lire au lieu de faire du sport a écrit, en 2009, une thèse de doctorat intitulée : “Modélisation des rendements de la pomme de terre par réseau de neurones». Bien que l’on ne m’ait pas particulièrement reproché de manquer d’avant-gardisme, déjà à l’époque, l’intelligence artificielle et le machine learning commençaient à sentir le surcuit dans les milieux universitaires. Qu’importe ; cette élégante construction mathématique m’a fasciné pendant des années, au point d’y consacrer une bonne dizaine d’articles. J’en apprécie toujours les fondements mathématiques, mieux adaptés que le calcul différentiel, à mon avis, pour modéliser la plupart des systèmes naturels. Mais le doux parfum de mystère s’est depuis longtemps évaporé de cette belle chevelure argentée. Ce ne se sont au fond, ces algorithmes, que de vulgaires abaques permettant de classifier et d’inférer des généralisations plus ou moins utiles, plus ou moins dangereuses. Mais le but ici n’est pas de vous assommer avec des propositions apodictiques ou encore de vous déprimer en reniant en bloc les avancées technologiques du singe humain.

Le but ici est de dénoncer l’appropriation imbécile de la science à des fins idéologiques. C’est plus ambitieux que de faire une pizza ; même les étages d’un gâteau foret noire seraient plus faciles à stabiliser sur la confiture de cerise de leurs plans de clivage. J’ajouterai même un sous-objectif : démontrer les risques de transbordement de cette appropriation idéologique dans les domaines sacrés de l’amour, des arts et des lettres. Il convient d’abord de se faire un double expresso. Je tenterai d’être bref et d’éviter les gros mots.

Depuis mars 2020, et pour simplifier car on n’a pas le choix, deux noyaux se condensent et se dilatent au gré des décisions sanitaires du gouvernement. Les «pro-ceci» et les «contre cela». Il est difficile de connaître la taille proportionnelle de chacun de ces noyaux (sans parler bien-sûr de la myriade d’électrons libres). Le média mainstream nous dira ceci, le média alternatif nous dira l’inverse. Vous voyez que je suis déjà un peu complotiste, car je mets en doute la neutralité de la presse officielle. Que les gens aient des opinions et les médias des lignes éditoriales, ça va de soi. Que d’aucuns parlent au nom de la Science (avec un S majuscule), en supposant un consensus, ça commence à être un peu plus embêtant. Que d’aucuns nient le droit de parole à d’autres, toujours au nom d’une science consensuelle, ça commence à être drôlement agaçant. Enfin, que d’aucuns appliquent la censure au nom de cette même science «autorisée», ça devient carrément problématique. Rien de nouveau sous le soleil, juste reformulé de cette manière-là. Voilà pour le premier point ; attaquons-nous tout de suite au second pour préserver cet élan et cet enthousiasme.

Comme chacun souhaite être du côté de la science et de la raison, il s’est créé une sorte de surenchère autour de ces deux concepts. De nos jours, l’irrationalité est un grave défaut, la déraison une insulte cuisante. Tout doit répondre de la logique et être justifié de manière factuelle ; y compris l’amour. J’ai connu un garçon qui, dans de longues lettres aux marges très étroites, tentait désespérément de convaincre sa douce de ne pas le quitter. A l’aide d’arguments factuels soigneusement étayés, il essayait de prouver l’irrationalité de sa décision, l’irrationalité de ne plus l’aimer. Selon la Science, selon les faits, elle devait l’aimer. Elle était folle de l’abandonner pour un joueur de flûte. Lui et son chien à trois pattes.

Et après le fact-checking de l’amour, aurons-nous droit au fact-checking des arts et des lettres ? Au fact-checking de la poésie ? Un poème dépourvu de sens sera-t-il, plus d’un siècle après Rimbaud, de nouveau qualifié d’imposture ? La littérature devra-t-elle obligatoirement servir la raison (et donc «édifier») pour pouvoir espérer être un jour publiée ? La poésie sera-t-elle réduite à une suite ennuyante de métaphores cosmétiques que le critique fact-checker nous aidera à résoudre aux moyens de savants outils analytiques ?

En bref : nous dirigeons-nous vers une tyrannie des têtes carrées ? Merci d’avance d’envoyer vos réponses dans l’Univers.