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La revue n° 58 La nouvelle éducation sentimentale

La nouvelle éducation sentimentale

VIII

Analyse de contenu. Le monde s’élargit, son horizon est de plus en plus éloigné - et en même temps les sentiments qui l’accompagnent approfondissent la connaissance. L’adolescent sent que son univers devient de plus en plus large - il a... de la place et se sent mieux. Doucement, doucement, la réalité lui obéit. A un moment il se dit que son intelligence, l’intelligence de qui devient plus conscient, lui permettrait d’avancer dans n’importe quel domaine. Le monde s’ouvre à lui, son esprit devient plus élastique et accueillant. Il commence aussi à être conscient de ce qu’il ne comprend pas encore - et cela lui donne un sentiment inconnu jusque-là, de domination. Ses tentatives littéraires restent son secret qu’il garde pour lui. La sortie publique de ses conflits intimes n’a pas toujours une fin heureuse. Le père était impitoyable. J’aimerais que son image soit mon image - dit-il à la fille qui était à côté de lui quand il a regardé l’image retrouvée du Christ Pantocrator de l’église du monastère Daphni, près d’Athènes. Il l’avait déjà vue - sans se rendre compte qu’il avait découvert une des images qui l’accompagnerait longtemps. Elle revient toujours. Alors il a voulu s’identifier à l’image. Plus tard, il s’est rendu compte que ce qu’il a vu là était Le Père et ne pouvait pas être lui-même. Il a entendu le Pape polonais, après des jours pendant lesquels il s’est battu avec la maladie, qui abandonne en disant : je vais au Père... L’image du Christ Pantocrator de l’église du monastère Daphni, près d’Athènes, cette église du christianisme ancien, se fixe dans son esprit, passe dans son cœur. Et parce qu’il pouvait se déployer dans toutes les dimensions, il avait compris très bien qu’il fallait aussi quelque chose pour unir une structure solide, pour la coaguler. L’image du père doit être associée à un certain sentiment de peur. Un possible sentiment de peur. Ou de loyauté définitive. S’il n’existe plus, tout s’effondre. Quand il se montrera, tu ne te soumettras pas immédiatement - la fierté, le sentiment d’indépendance ne peut pas admettre une telle chose. Mais le signe de l’autorité s’agrandit en toi sans que tu t’en rendes compte. Il est confondu avec le bien, avec ce qui doit être fait – et, sans le savoir, cela se transforme en une idée qui mûrit, jusqu’à ce qu’il ouvre sa corolle et rien ne peut plus l’arrêter…

(...)

La ville de province à l’époque communiste imposait une vie extrêmement limitée, quelque chose comme une caserne, avec très peu de chance de diversification pour les adolescents. Tout est commun, dans toutes les circonstances de ce monde pauvre et simple dont il provient. Mais il avait déjà commencé à prendre ses distances, à s’isoler. Les événements quotidiens produisaient une sorte de sécrétion à partir de laquelle il consoliderait une barrière, d’abord floue et perméable, entre lui et le monde. Avec le temps, elle devient plus consistante et deviendra une composante structurelle de sa personnalité. D’un côté, il pataugeait dans la foule des actes communs, partagée par tous les congénères – foule dans laquelle, pourtant, il vivait sans aucune conviction. Il faisait ce que les autres faisaient - que pouvait-il faire d’autre ? - pourtant une conscience d’unicité, entretenue par une vague méfiance par rapport aux autres, s’est consolidée. Il courait sur les espaces boueux et poussiéreux transformés en terrains de football. Mais cette « passion », vulgaire et à l’usage universel pour les adolescents de son âge, l’ennuyait. Alors il est passé aux sports plus… exotiques. Au hockey et à la boxe. En boxe il avait attiré plusieurs autres collègues du lycée avec aussi de très bonnes situations écolières. Des intellectuels, pour ainsi dire, qui faisaient face là-bas à des jeunes d’autres catégories sociales - plus simples mais aussi plus déterminés, plus précis dans ce qu’ils poursuivaient. Pas de culture à ceux-ci (beaucoup avaient fui définitivement hors de l’école), mais ils ont montré aux autres du caractère. Ainsi, et dans ce contexte, a jailli l’idée du combat - c’était une manière de s’opposer obstinément à la pression monotone, un cri de l’indépendance dont chaque jeune a besoin.

Mais l’illusion ne dure pas longtemps. Les combattants qu’il croisait là étaient des gens pratiques, ils n’avaient aucune trace d’idéalisme. Les “idées” les ont fait cracher et changer de sujet. A cette époque, il n’avait pas des liens significatifs. Il aimait la boxe parce que c’était tout au contraire des choses “sages” qu’il a entendues partout - les coups violents n’étaient que brutalité pure, et pas du tout la manière des étudiants laborieux et limités, qui n’avaient pas de vrais contacts avec le monde. Il faut avouer que tout ça avait aussi une composante livresque. Mircea Eliade et ses Hooligans, qu’il avait lu ces temps, étaient une véritable exhortation aux gestes non conventionnels. Et l’entraîneur de boxe était un homme sobre, concis, connaissant son métier, évaluant exactement, du point de vue de son sport… Il avait commencé à percevoir les revendications « intellectuelles » des professeurs. Il pouvait sentir les phrases vides, les mots faux, l’odeur des expressions conventionnelles… Aujourd’hui encore, il s’émerveille du « succès » provincial médiocre qu’avait un “célèbre” professeur de lycée, auteur de discours vides et bombasticks sur „nos grands écrivains”, „notre grande littérature” et ainsi de suite. Rien de précis, aucun outil d’analyse, uniquement des généralités et des lieux communs - formulés avec un certain (pour ceux sensibles à ça) charme cabotin. Alors il comprit la différence entre vraie valeur et valeur sociale, qui était mise en circulation par les groupes, les foules, le moyen de se contaminer, d’adopter immédiatement les idées communes de la majorité. (Les constructs sociaux, il les a bien compris plus tard…) Bien que ses collègues ne soient pas très nombreux, l’idée d’un troupeau a également pris forme à travers eux, le rendant de plus en plus isolé. Son mépris pour les enseignants était doublé par son désir de trouver un véritable et fort esprit directeur pour faire face aux vrais problèmes. Il aurait dû au moins lui donner un exemple dans cette confrontation. Le lycée représente des années de non-sens, de formation stupide - dans divers domaines, sur divers “disciplines”. Dans l’espace qui l’intéressait pourtant, il rencontra (Dieu merci !) un professeur qu’il remercia - une rencontre décisive ; sa présence a finalement transformé son destin, sa carrière, etc. ; une de ces personnes qui te fixe dans ta composition. Plus tard, à l’âge adulte, il a vu dans la complexité de la personnalité de ce professeur des choses moins flatteuses, mais l’image salvatrice, dès le premier instant, est devenue le point de référence. Heureusement. Sinon, il serait resté dans une sorte de confusion juste à l’âge où une telle chose est la pire des choses… Il serait resté, quand il avait regardé en arrière, avec un gros... moins.

LE COEUR DE DANKO ET LE GOOGLE
(Essai, publié dans…, No…, page...)

Enfance. Étonnement naïf. Feu d’artifice des sens. L’imagination palpite, s’amplifie et se contracte. Le monde se déroule comme un parchemin devant vos yeux - vous ne voyez pas le début, vous ne voyez pas la fin, juste ce qui est mis devant vous. Les aurores boréales s’effondrent. Un ciel avec des scintillements occasionnels, multicolores. Qui augmente - et diminue. Rarissime coagulation en mémoire. Fragments d’immersion. Des obsessions qui se constituent.

Pour ma génération les miracles venaient d’histoires et d’histoires écrites sur papier. Lues par les personnes âgées ou lues avec difficulté par nous mêmes. Impressions déclenchées par le texte. Certaines se fixeront et reviendront périodiquement à la surface de la conscience. La séquence dont j’ai découvert la signification littéraire pendant de nombreuses années a été trouvée dans un livre de Maxim Gorky. Une collection, en traduction - l’ère des traductions massives de la littérature russe. Nous regardions dans les livres les images. Parfois, la grand-mère nous lisait ce livre - le personnage central de l’enfance passait par toutes les étapes.

L’histoire dans l’histoire. Comme la plupart des gens normaux de son âge, sa grand-mère avait une pulsion antirusse et anticommuniste cachée. La mère de ma mère était l’épouse d’un officier de la Première Guerre (mondiale, bien sûr), qui pendant le temps de paix était instituteur. L’enseignant avait le grade de capitaine à la guerre et ne mélangeait son nom avec celui de personne. Elle a signé, selon la mode de l’époque, Elena Căpitan Pătraşcu - car son mari avait le grade de capitaine. Avec ces instincts anti-communiste et anti-russe (qui ont mis mes parents, gens obligés de s’adapter à l’atmosphère du temps, dans des situations dangereuses ; ils ont essayé, sans succès, sans pouvoir pousser les interdictions trop loin, de la calmer), aussi a-t-elle avoué de façon encore plus décisive son antipathie envers… les libéraux. Son mari, mon grand-père, le capitaine de guerre, que je n’ai pas attrapé vivant, avait été un libéral. À la demande de son organisation, il avait donné sa propre maison comme garantie à une banque pour un prêt du groupe politique. L’argent est parti, le groupe s’est effondré et malgré les interventions des libéraux au pouvoir et de la direction de la banque, sa famille s’est retrouvée sans abri. Toute sa vie la femme les a maudits, les cochons de libéraux, dit-elle en élevant la voix, en pensant a sa maison de Tîrgu-Ocna ou Dofteana, Bacău, je ne sais pas exactement.

Alors elle n’était pas très enchantée de nous lire des histoires de Gorki ou d’autres auteurs russes et soviétiques qui présentent leurs ouvrages sur les papier brillant et violemment colorées dans des volumes dans toutes les librairies. Au lieu de cela, elle aimait nous lire des auteurs roumains. Fram, l’ours polaire, La Dernière histoire, Toutes voiles en plein vent... m’ont atteint, mon frère et ma sœur aussi, à travers ses yeux et sa voix. Quoi qu’il en soit, un incident d’un conte de Gorki est resté gravé dans ma mémoire. Un jeune homme déterminé à emmener son peuple perdu dans une immense et noire forêt s’arracha le cœur de la poitrine et le tint, brûlant, au-dessus pour éclairer dans les ténèbres leur chemin. Au bout du chemin, après avoir rempli son objectif, le héros meurt. Ceux qui ont utilisé son sacrifice ont piétiné son cœur… pour ne pas mettre le feu à la forêt…

Je me souvenais de l’histoire et du nom du personnage. Danko. Et celui de l’auteur - Gorky. Je me suis souvenu de ce qui s’y était dit plus tard, et puis l’histoire m’est revenue de plus en plus souvent. Au début, sans liens conceptuels - sacrifice, illumination, ingratitude. Je me souvenais simplement d’images dures, choquantes, le cœur pris dans la poitrine, tenu au-dessus de la population confuse, le cœur douloureux, lumineux, pointant le chemin. Le sens du sacrifice pour… les masses… Je pense qu’une illustration impressionnante a été ajoutée au texte.

J’ai eu plus de mal à me souvenir du nom de l’auteur - il a fallu sonder l’inconscient. Je l’ai enfin trouvé - Gorky, cependant, était figé au plus profond de lui-même. Non pas à cause de ses grandes fresques sociales, qui ne m’ont jamais attiré, mais à cause de cette histoire théologique qui fait une liaison avec Tolstoï. Nos parents travaillaient du matin au soir. Grand-mère était ma connexion au monde imaginaire. Danko était descendu dans mon inconscient et sautera à nouveau de là des années et des années…

Constantin Pricop

Le roman de Constantin Pricop La nouvelle éducation sentimentale
paraît en feuilleton dans Lpb.