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La revue n° 58 poètes de service

poètes de service

Jérôme Fortin

Jérôme Fortin est né à Québec. Après de courtes études en littérature française, il se réoriente vers les sciences environnementales et obtient un doctorat en 2009. Il vit en France depuis 2015, partageant son temps entre Paris et Lyon.

Danse moderne

Je suis vraisemblablement dans un état de stase prolongée au milieu d’un manège. Je ne crois plus être en phase avec la lune. J’ai perdu pied quelque part, je le sens. Je me suis désolidarisé des étoiles, exclu de toutes les rotations, de toutes les expansions et de toutes les souffrances, sauf la mienne. J’ai ouvert le journal aux chiottes ce matin et n’ai rien compris à cette langue morte. Les gens sur les photos me paraissaient des fantômes. Leurs visages exprimaient pourtant des états d’âme divers, allant du bonheur à la colère, en passant par l’ennui et la consternation. C’est quand même bizarre cette galerie d’émotions figée dans des matrices colorées ou monochrome, qu’on regarde en différé depuis nos chiottes. Comment vais-je faire pour aller à mon cours de danse? La danse est, pour moi, la plus redoutable des tortures. J’en retire par conséquent de vives gratifications psychologiques, parfois même érotiques. Pour pratiquer la danse en ligne, d’une géométrie pourtant simple, il faut être en adéquation avec tout un troupeau de danseurs. Et pour la danse à deux, il faut être en communication psychologique avec un bipède inconnu qui, souvent, nous inspire le plus profond dégoût. Le tout respire et halète dans un équilibre sans cesse sur le point de se rompre, qui se forme et se déforme sans arrêt, peu importe vers ou on regarde. C’est vraiment insupportable, toute cette viande qui tourbillonne et s’entrelace, comme dans un broyeur.

Bien que n’ayant rien eu à faire de la journée je suis, encore une fois, en retard pour mon cours de danse. On dirait que mes muscles ont perdu tout leur tonus, et mes bras leur coordination; après avoir réussi, avec peine, à recouvrir mon cul d’un pantalon vert, je réalise que celui-ci est taché, ou pue, et je dois tout recommencer depuis le début. Le choix du pantalon, la couleur et la longueur de celui-ci, puis le reniflage, général d’abord, puis concentré aux endroits précis ou ça pue, c’est à dire le cul et le prépuce. C’est toujours pareil. Et je ne parle pas des souliers, que je n’arrive jamais à attacher correctement ou à mettre dans les bons pieds. Et si j’y arrive, les lacets se défont aussitôt, peu importe la force avec laquelle j’aurai bouclé la boucle. C’est toujours trop lâche, trop foireux. Ça me prendrait des attaches en velcro, ou encore des sandales à boutons pressions. C’est toujours pareil. J’avais toute la journée pour me préparer, physiquement et mentalement, et j’ai préféré le renie et la masturbation. Et ça aura malgré tout gâché ma journée, et nuit à mon érection, cette petite voix inconsciente qui me rappelait en permanence, mais trop faiblement, sans suffisamment d’autorité, qu’il y avait une action à accomplir quelque part dans l’axe du temps. J’ai besoin d’un horizon temporel parfaitement vierge, moi, pour bander. Et me voilà qui court et saute partout comme une puce, essayant de me brosser les dents et me nettoyer les oreilles en même temps, réalisant au passage ne plus avoir ni lame de rasoir, ni chemise propre, ni chaussettes sans trou, ni liste apprise par cœur de sujets à aborder au cas où on m’adresserait la parole. Et cette terreur d’être en retard, toujours, cette tyrannie de l’horloge, et cette peur d’être battu comme un chien par la maîtresse et les autres danseurs. Mes jambes ont des moments de faiblesse inexplicable, des paralysies transitoires durant lesquelles je dois m’appuyer sur un bâton pour ne pas m’écraser par terre comme une poupée de chiffon. C’est affreux, avoir quelque chose à faire lorsque, comme moi, depuis trop longtemps, on a perdu pied avec l’expansion de l’univers. Je ne demande qu’à être tranquille dans mon ciel fixe. Enfermez-moi pour de bon. Enfermez-moi.

Avec ce retard, évidemment, tous les couples s’étaient déjà formés lorsque j’arrivai à la piste de danse, et il ne restait plus que Pierre, comme toujours, abandonné de tous, assis sur son quartier de lune, seul au milieu de son îlot de tristesse. Ou plutôt une péninseule de tristesse, pour faire un jeu de mot qu’on rêvera vite d’oublier. Pas exactement la princesse avec laquelle vous avez envie de valser jusqu’aux petites heures du matin. Premièrement il est trop petit, ça nuit à la fluidité des mouvements. Ensuite, il ne lui reste que deux ou trois dents dans la bouche, que la vie aura généreusement triturées, oxydées, cariées et carbonisées. Sa bouche, lisérée d’un buisson moussu de vieux poils gris, ressemble à un de ces égouts naturels qu’on retrouve sous l’humus moisi des forêts nordiques, la nuit, et qu’on nomme tout simplement « trous », je crois, dans le langage vernaculaire. Troisièmement, c’est un homme de sexe masculin. Je ne dis pas qu’une princesse ne puisse posséder de prostate ou de gland si ça lui chante, mais je n’ai jamais été un grand rigoriste du genrisme. Mais rendu à ce point je n’ai plus le choix, au risque de blesser le pauvre vieillard, d’une nature riante par ailleurs, et qui me tend sa vieille main qui tremble avec une humilité si touchante. Une humilité de chien battu.

Il y a quelque chose dans le principe même de la rythmique qui m’échappe. Je n’ai jamais rien compris aux battements d’un tam-tam, même le plus monotone, le plus synchrone. Aucune arythmie ne m’a jamais pourtant été diagnostiquée jusqu’à maintenant, en tout cas, à ma connaissance. Du cœur je parle. Mais peut-être existe-t-il des formes d’arythmies mentales, ou spirituelles, qui n’ont encore jamais été diagnostiquées par les docteurs ou reportées dans les revues sérieuses. Dès que j’essaie de suivre un rythme quelconque, une cadence, je termine invariablement coincé dans le malaise d’un contretemps, quelque part entre deux claquements de mains, deux coups de tambour ou de battements de couilles. Dès que je marche un peu dans la rue, ou ailleurs, sans trop savoir ou je vais, mes pas sont toujours rétifs à la moindre traçabilité. Alors que je semble marcher normalement, c’est à dire d’un pas dit régulier, sans secousses notoires, ou chutes, me voilà qui accélère subitement sans savoir pourquoi, avant de ralentir de manière tout aussi subite, parfois jusqu’à atteindre une parfaite immobilité. Tout ça se fait la plupart du temps inconsciemment, c’est à dire que je ne m’en m’aperçois pas, car les enjambés athlétiques et les petits pas de tortue s’annulent mutuellement, et j’arrive toujours à destination après une durée moyenne dans le temps qui tamponne les nombreuses caresses de chiens errant, canards et quêteux de toutes sortes, et pauses pipi, qui auront ponctué le parcours, que nous nommerons, pour le bien de l’exercice, « trajet », en référence au trajet dit d’une vie. Je ne m’aperçois de cette arythmie que dans les endroits physiques très restreints ou encombrés, comme les centres commerciaux à haute densité ou le quai des gares, lorsque, pressés, les babouins situés derrière moi, ou devant moi, viennent contrecarrer mes élans vers l’avant ou mes décélérations vers l’arrière. Bien que régulier, je parle de mon pouls, je crois celui-ci anormal par rapport à sa moyenne harmonique, et que cette condition soit restée jusqu’à présent non diagnostiquée par les docteurs et les infirmières ayant ausculté ma carcasse. Un musicien aurait été plus utile, je crois. Enfin, c’est seulement une hypothèse. Je ne suis pas médecin. Mais c’est sûr que quelque chose ne tourne pas rond dans cette tête. J’existe à contretemps, ou alors mon cœur bat à l’envers, je ne sais pas. Un cœur peut-il battre à l’envers en dehors d’un poème ou d’un rêve? Les rares fois où, de mon initiative propre, j’ai tenté de serrer une main, ou un pied, le bipède concerné sembla presque toujours déconcerté face à ce bras tendu soit avec trop de rigidité, soit avec trop de mollesse, soit de manière trop abrupte. Mes amorces, d’aussi loin que je me souvienne, ont toujours été ou bien trop rapides ou bien trop lentes. Sans parler de la distance de l’attaque, toujours mal calculée. Ou bien je brandis mon bras de trop loin, rendant impossible, dans un délai harmonieux, la réponse cordiale attendue d’un ami, ou bien je le dresse de trop près, transformant la courtoisie en agression sexuelle involontaire.

Par chance, quand je danse, le rythme m’est imposé par la troupe ou l’heureux partenaire, un vieil édenté en l’occurrence. Ainsi n’y a-t-il pas trop d’accidents. Rien que des pieds écrasés et quelques coups d’avant-bras sur le visage, surtout lorsqu’il s’agit de danse moderne, ou l’on appelle le corps à libérer toute l’énergie emprisonnée en lui. La maîtresse nous avait fait faire cet exercice un à la suite de l’autre, au centre de la piste. Depuis plus personne ne m’adresse la parole. Sauf Pierre. J’ignore quels mouvements obscènes a pu effectuer mon corps durant cet exercice, car j’étais comme en transe. Je ne me rappelle rien, peut-être même ai-je fait une crise d’épilepsie. Mais c’est peu probable. Dans ce cas, il me semble, on appelle un médecin, et on se réveille la bouche pleine de glaire et de sang après avoir mangé sa langue. Mais je ne me rappelle rien de tout cela. Rien que d’une douleur aiguë aux articulations et une brûlure au niveau du prépuce, après avoir dû le décoller de mon slip. En effet, deux ou trois gouttes de sperme, en séchant, y avaient collé la fine peau de bébé. J’avais donc bandé dur durant ma chorégraphie contemporaine. Ça expliquerait le silence gêné des autres danseurs, qui perdure depuis. On se demande ce qu’il y a de si méchant là-dedans! Les chiens bandent tout le temps, et on ne s’en formalise pas. Pour un chien ou un cheval il s’agit d’une chose naturelle, peut-être parce que, à priori, leurs phallus, même dressés, ne constituent pas une menace à la pudeur. Quoique. J’en ai connu moi, des bergers allemands venant se frotter contre ma jambe sans mon consentement. Des chevaux c’est plus rare. Avez-vous déjà vu à quoi ça ressemble cette horreur? Quand ça bande, ce monstre, on réalise que la vie sur terre, celle des mammifères en tout cas, est sûrement une erreur. On ne la voit pas, cette erreur de la nature, car nos yeux, et nos cerveaux, se sont adaptés, et on trouve même ça excitant, les films pornos. C’est sûrement normal, mais c’est quand même dégueulasse. Cette troupe de danse doit simplement me trouver dégueulasse, ce qui expliquerait pourquoi ils me battent et me crachent dessus tout le temps, sur les ordres de la maîtresse. Je déteste la danse moderne, et sa violence.

Il m’a ensuite invité à manger une glace, le vieux. Je ne l’avais pourtant pas épargné durant nos caracoles, lui broyant bien les orteils et lui donnant des coups de tête chaque fois qu’il essayait de m’embrasser. Pas sur la bouche, quand même, sinon j’aurais crié. La maîtresse avait été d’une méchanceté inégalée, nous faisant pratiquer les routines les plus difficiles devant tout le monde, rien que pour nous humilier. Les autres danseurs riaient à gorges déployées, c’est bien comme ça qu’on dit? Elle connaissait bien nos faiblesses, et savait les combiner de manière sournoise, afin qu’on trébuche bien et s’entortille les membres de manière grotesque. Étrangement, ou peut-être pas tant, le vieux semblait y prendre plaisir, à cette exhibition déshonorante. Il était sans pudeur, comme on dit. Ou bien les rires raisonnaient dans sa vieille tête sénile comme des applaudissements admiratifs, ceux auxquels il n’avait jamais eu droit. Comme moi, les trophées ne devaient pas encombrer les étagères de sa chambre. On l’aura soigneusement ignoré de la naissance à la mort, sauf à quelques exceptions près, pour rire de lui et le battre. Je qualifierai d’obscène sa façon de sourire au son des rires gras des autres danseurs, dont certains nous lançaient de la petite monnaie. C’est d’ailleurs après avoir empoché celle-ci qu’il m’offrira une glace. Appelons ça de la tristesse sucrée. J’espère ne jamais en arriver à ce niveau de solitude ou on préfère encore les insultes, les railleries, au silence des quatre murs de sa chambre d’hôpital. Faisons la somme des insultes et des compliments reçus au cours d’une vie, et calculons le bilan. La plupart d’entre nous seront dans le négatif, il faut se l’avouer. Cela explique tous ces influenceurs assoiffés d’éloges; les gens ont tant de plaies à panser, tant d’égo monstrueux à reconstruire, jour après jour, comme des châteaux de cartes qui n’arrêtent pas de s’effondrer. Au lieu de faire des selfies sur Instagram, ou danser comme des cons sur TikTok, ils devraient simplement s’enfermer dans leurs chambres, comme moi, et tenter de fixer les étoiles avec un bâton. On y arrive, à vider la terre de son contenu, mais il faut beaucoup de patience. Et malheureusement il faut parfois aller à des cours de danse, pour se rappeler. Se rappeler.

Jérôme Fortin