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blanche

La revue n° 58 poètes du monde

poètes du monde

C’est ainsi que l’art dit quelque chose de cette contrainte/de cette violence de l’Esprit subjectif qu’est la raison instrumentale.

Petit aster

Un livreur de bière noyé fut hissé sur la table / Quelqu’un lui avait coincé entre les dents / un aster couleur de lilas clair et d’ombre. / Lorsque parti de la poitrine / et sous la peau / j’excisai le palais et la langue / avec un long couteau / je dus l’avoir heurté car il glissa / sur le cerveau posé à côté. / Je l’enfouis dans la cage thoracique / parmi la laine de bois / quand on se mit à recoudre. / Bois dans ton vase jusqu’à plus soif ! / repose doucement / petit aster! »

Gottfried Benn,
Poèmes, Paris, Gallimard, p. 37/38



Sans (extrait, p 74)

Petit vide grande lumière cube tout blancheur faces sans trace aucun souvenir. Infini sans relief petit corps seul debout même gris partout terre ciel corps ruines. Ruines répandues confondues avec le sable gris cendre vrai refuge. Cube vrai refuge enfin quatre pans sans bruit à la renverse. Jamais ne fut que cet inchangeant rêve l’heure qui passe. Jamais ne fut qu’air gris sans temps chimère lumière qui passe.

Samuel Beckett
Têtes mortes - Les Éditions de Minuit



Une poétesse québecoise, Geneviève Desrosiers, nous a quittés tragiquement en 1996, voici un poème issu de son unique recueil, publié posthume, d’où émane une grande poésie et une grande force.

Nous

Nous aurons des douches neuves remplies d’alluvions et d’odeurs atroces./ Nos corps pleureront des gouttelettes de suie brune./ Tu verras comme nous serons heureux./ Tous les jours, nous encenserons nos quinze ans./ Nos fauteuils de velours râpé atteindront la cime des cieux, nous aurons même la foi./ Les devins s’arrêteront à notre porte fermée pour quérir un verre de lait./ Nos enfants ne diront jamais rien./ Les matins seront chauds, les soirs froids./ Nos yeux ne se quitteront que pour aller cueillir des pommes vertes que nous laisserons

paresseusement choir dans un grand panier d’osier aux éclats ternes./ Tu verras comme nous serons heureux./ Nous donnerons des perles aux cochons, des sous aux pauvres, de l’alcool aux alcooliques, des baisers aux amoureux, de la viande aux chiens, des poissons aux oiseaux et du blé aux assassins./ Nos amis ne nous quitteront plus./ Nous mettrons nos mères et nos pères au champ d’honneur./ Les alchimistes gérontologues feront le pied de grue devant des fenêtres que nous aurons nombreuses et propres./ La musique adoucira nos mœurs terribles et dégradantes./ Nous parlerons français avec un accent salvadorien afin de se rappeler notre défunt Chico mort à la guerre comme une carpe./ Nous aurons des oiseaux de proie blottis au creux des armoires, des coqs en pâte et des poules au pot./ Nombreux seront nos ennemis./ Tu verras comme nous serons heureux.

Geneviève Desrosiers,
Nombreux seront nos ennemis, L’Oie de Cravan éditions



Si l’on préfère la prose …

Tout ce temps-là on eût dit qu’ils patinaient sur des profondeurs insondables d’air, si bleue était devenue la glace; et si lisse, telle du verre, qu’ils filaient de plus en plus vite vers la cité, les mouettes blanches décrivaient des cercles autour d’eux, en découpant dans l’air de leurs ailes les mêmes figures qu’ils décrivaient de leurs patins sur la glace.

Virginia Woolf
Orlando - Folio classique



L’oeuvre poétique d’une vie, réunie en un recueil qui, à partir de la moitié du livre, est d’une splendeur !

NATURE VIVANTE

Le vent rend l’âme dans un amas d’ombres / les étoiles bourdonnent dans leur feu d’abeilles et l’air est doux d’un passage d’écureuil / tu déjoues le monde qui assiège nos lieux secrets / tu es belle et belle comme des ruses de renard / Par le vieux silence animal de la plaine / lorsque fraîche et buvant les rosées d’envol / comme un ciel défaillant tu viens t’allonger / mes paumes te portent comme la mer / en un tourbillon du cœur dans le corps entier.

Gaston Miron,
L’homme rapaillé - Poésie Gallimard



Rachida Madani est née en 1951 au Maroc. Elle est une grande militante politique et résiste par «ses mots». Elle a publié plusieurs recueils de poésie, dont « Blessures au vent », » Ce qui aurait pu demeurer silence » et « contes d’une tête tranchée » d’où est tiré ce poème :

Elle s’est barricadée car elle sait combien le désert est traître. / Elle en fait un sablier et fixe son cou à la chute du dernier grain de cristal./ En attendant, elle place une mine dans chaque poème qu’elle lance sans savoir quel front il ira ruiner avant que dans sa bouche la parole lui soit reprise.

Rachida Madani
Poème X du recueil Contes d’une tête tranchée - Les Editions Al-Forkane



En souvenir d’Alain Boudet

Si Tom est à genoux / ce n’est pas pour mendier / Si Tom baisse les yeux / ce n’est pas par désamour du ciel / Tom cire les chaussures / Tom fait briller les cuirs / Tom fait chanter les peaux / Et si les souliers brillent / lorsque les pieds s’en vont / c’est que Tom y a déposé / le jour entier et sa lumière / contre le soleil minuscule / d’une pièce / Juste pour redresser son dos / Juste pour relever la tête / et se tenir debout / contre le ciel.

Alain Boudet
Ed. Henry



En écho au cri d’Edward Munch...

Pourtant, mes hurlements / déchirent / comme foudre / la cloche grêle / du ciel / Ils s’abiment / épouvantés.

Giuseppe Ungaretti
Vie d’un homme (poésie 1914-1970) - Poésie éditions de Minuit-Gallimard



De simples soldats…

SOLDATS

On est là comme / sur les arbres / les feuilles /d’automne.

Giuseppe Ungaretti
Vie d’un homme (poésie 1914-1970) - Poésie éditions de Minuit-Gallimard