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La revue n° 58 Notes de...

Notes de...

Jérôme Fortin

La géophysique des terrains plats

S’il y a une matrice que l’être humain, du haut de son arrogance, aime ignorer, c’est bien le sol. C’est pourtant de ce sol que provient le navet que vous n’êtes pas en train de manger. C’est une roche meuble, parfois un peu collante, dégoûtante pour certains car s’y meut librement le ver de terre, le plus sous-estimé de nos travailleurs ; le lombric qui, par son incessante digestion minérale, rend possible ce bavardage désagréable. Il n’y aurait, sans son effort acharné et gratuit, aucune forêt vierge dans laquelle se perdre, la nuit, à la suite d’une torride aventure érotique en Australie. Le monde ressemblerait au désert inhabitable qu’on nous annonce, jour après jour, sur Radio Apocalypse.

Si on le compare au ciel, d’aspect tantôt riant, tantôt triste, source d’inspiration de moultes lettres d’amour ou d’adieu (selon la météo), un podzol paraîtra certainement sans grand intérêt. Le tchernoziom, terre opaque et fertile des prairies russes et canadiennes, riche de la décomposition de milliards et milliards de kilomètres de radicelles et autres immondices, n’a encore inspiré que très peu de poètes non soviétiques. Très peu d’entre-nous y voit l’intérêt d’y planter une sonde à neutrons pour en mesurer la conductivité hydraulique. Pourtant certains le font, comme moi ; on les voit errer, ces fous, au milieu des champs de patate, creusant des trous par-ci, installant des lysimètres par-là, le visage sérieux et concentré, comme si c’était important. Ça restera toujours relatif, la signification de ce qu’on fait. Nous ne tenterons pas de résoudre cette aporie.

En plus de nous nourrir, les cochons que nous sommes, la matrice sol est en outre un fort décent réservoir de pets et autres émissions de CO2. S’y séquestrent les exhalations de nos mobylettes et les rots de nos vaches laitière. Mais, encore une fois, on n’en parle peu, l’Amazonie étant nettement plus photogénique ; et avec raison, majestueuse et de proportion biblique, il est facile d’oublier l’ocre substrat sur lequel elle s’ancre afin de pouvoir, de ses feuilles gloutonnes, manger la lumière. Ici réside la véritable transsubstantiation. Nous sommes tous des parasites de lumière.

Le sol, élément humide, plutôt froid et sans éclat, est proche de nous par nature. C’est de celui-ci que le sculpteur extrait l’argile avec laquelle il façonne le mieux nos postures les plus gênantes. C’est de celui-ci que provient le graphite avec lequel les artistes ont immortalisé les têtes embarrassées de nos ancêtres, d’ailleurs aujourd’hui joyeusement reminéralisés par les vers. Peut-être que cette ressemblance intime n’est pas étrangère à notre aversion. Rien ne nous horripile plus, semble-t-il, que la vue d’un sol nu. C’est comme se retrouver, de manière involontaire et abrupte, au milieu d’une plage nudiste.

C’est peut-être pour cela que son importance est si souverainement ignorée et bétonnée. Ou enfin…