La
page
blanche

La revue n° 58 Notes de...

Notes de...

Jean-Michel Maubert

Sur Sophie Patry

«L’avenir est aux fantômes» disait Jacques Derrida.

Son corps est un paysage. Paysage de lumière. Démultiplié. Spectralisé.
Les photographies où Sophie est l’oeil photographique et le paysage. On dirait un songe d’elle même. D’autres Sophie. Des soeurs. Projections, émanations d’elle. Devenirs animaux. Il y a l’animale, terrestre. Accroupie. Ramassée dans ses propres ondulations spectrales. On pense parfois à Francis Bacon. Une parenté. Un écho. Puis s’épanchent d’autres devenirs. Aériens. Quelque chose du vol, de l’envol. Mouvements encore. Et, d’autres fois, la texture d’une lumière de méduse. Opacité. Translucidité. Transparence. Lumière grise. Aplats noirs. Les états de lumière que son corps traverse.

Devenir inassignables du visage et du corps de Sophie. Les photographies vieillies. Au bord du monde. D’une fenêtre poreuse. Frontière se dissolvant. Dehors, le gris. L’opacité. Silhouette de Sophie se désagrégeant dans la lumière. On pense à des images d’autrefois, sorties d’un carton, du tiroir d’une commode, ces fantômes d’elle, semblables à des bêtes pudiques. Proches de l’ombre. Façon d’être au coeur de l’énigme. S’apparaître comme souvenir matérialisé. Mémoire-image. Disparue déjà. Trace de lumière. Opacité vivante s’effaçant sans cesse. Façon de s’enterrer et de se voir du point de vue de sa propre mort. Mais disparue, non. Disparaissant. Hantant notre regard, notre mémoire. Notre espace.

Car il y a ce corps. L’insistance spectrale d’une chair. Sa chair, photographique. Sa beauté. Entêtante. Nudité fantômatique qui happe et hante l’ombre gîtant au sein de nos têtes. Chambre mentale. Femme fantômale ou dédoublée ou perdue dans un espace qui est miroir de miroirs. Miroir devenu invisible, monde où la peau est apparence de lumière, transparence, peau liquide et aérienne, feuilletée, lumière pure. Miroir de l’absence. Passage entre les mondes.

La structure de cet espace-miroir rend Narcisse impossible. Elle ne cherche pas à se rejoindre, à fusionner avec son reflet. Elle se perd plutôt. S’ouvre. S’explore comme paysage multidimensionnel, fragments de chair fragile, miroir brisé de Dyonisos.

Femme en matière d’ombre. Femme-reflets. Femme faisant de la lumière et d’elle-même et du monde inerte un pur mouvement. Le réel est restitué à vérité vibratile, ondulatoire.

Sophie laisse apparaître à travers elle les altérités que nous portons en nous. Les plus purs fantômes.

La douleur des bêtes hante notre monde. Une basse continue. Sophie, au sein de ses métamorphoses, donne à sentir et à rêver les ombres des autres vies.

Ça éclot. Sophie : une étrange terre de rêve. Les photographies où corps et paysage s’interpénètrent. Se superposent. Il va de soi que le paysage la prolonge. Elle l’enfante et il la prolonge. Parfois se tient en lui un fragment d’elle. Il est ainsi, le paysage, comme une paume bienveillante. Il croît et émerge d’elle telle une secousse de lumière, une nappe d’espace se dépliant. Ça flotte, c’est voilé et parfois très clair. Il y a la beauté de son visage mêlé au verre du vitrage, mêlé à la peau du paysage.

Les photographies de paysages. Son visage, son corps n’y sont plus. S’incarne ainsi autrement le regard de Sophie. Le cadre et la lumière et le mouvement brouillant les frontières des choses. La texture de l’image capte la vibration des matières. Oui, son visage n’y est plus. Son corps n’y est plus. Plus comme avant. Comme si l’espace s’était retourné sur lui-même. Dehors saisi du dedans. Dedans projeté dans ce dehors. On se prend à vouloir entrer dans l’espace-paysage que Sophie a ainsi déplié. Devenir soi-même mouvement au coeur de l’immobile. Habiter, parcourir cette géologie du fantômatique. L’étrangeté du jour enfin dévoilée. Des passages à trouver.

Vient de paraître «Décombres» (2021) de Jean-Michel MAUBERT,
éd. L’Abat-Jour, coll. Lumen, 2021

Recension critique du recueil Décombres par Nikola Delescluse :
soundcloud.com/nikola-delescluse/jean-michel-maubert-decombres