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La revue n° 61 Notes de...

Notes de...

Jean-Michel Maubert

Dans son livre, «Melville. Les assises du monde», le philosophe phénoménologue Marc Richir entreprend de décrypter la figure de la tyrannie et du mensonge social dans l’oeuvre d’Herman Melville, focalisant ses analyses sur trois textes : Moby Dick, Billy Budd et Pierre ou les Ambiguïtés. Il montre que dans Moby Dick, le capitaine Achab «détient (...) un secret enfoui dans les tréfonds de son affectivité, tellement épouvantable qu’il semble être le seul à même de le soutenir en sa chair.» Achab est - selon un de ses seconds, Starbuck -, habité par une «peine atroce», une «haine incoercible contre la Baleine blanche». Une haine qui est aussi une étrange complicité. Richir définit Achab comme un «tyran héroïque, du type de ceux qu’on rencontre dans les récits mythico-mythologiques grecs de fondation, dans l’épopée et la mythologie.» Les mythes, les récits théogoniques, mettent en scène l’origine du monde, l’engendrement des dieux, des hommes, de la nature et des vivants. Les lignées humaines sont enchaînées aux généalogies divines, ancêtres fondateurs, forces primordiales. Comme Lévi-strauss l’a montré, il n’y a pas de version première et véritable d’un mythe - c’est une constellation dans laquelle greffes et variations sont consubstantielles. La mytho-logie, elle, selon Richir, rompt avec les récits mythiques en racontant une lutte pour la domination et l’instauration d’une royauté divine (Zeus chez les grecs), constituant ainsi la figure d’un «despote originaire», «à l’origine de l’État». D’où la sacralité des rois et empereurs, fils des dieux, garant d’un ordre social et politique fondé sur un ordre cosmique hiérarchique (Richir détaille ce processus dans son livre «La naissance des dieux», livrant par ailleurs une analyse intéressante de la politique platonicienne et du travail de miroir critique, déconstructeur, opéré par le théâtre tragique). Selon Richir, l’épopée métaphysique qu’est Moby Dick cherche à mettre à jour le refoulé du texte biblique. Ismael, le narrateur et seul survivant du Pequod, est l’homonyme d’un serviteur de Job, «Achab est le nom d’un roi d’Israël (I, Rois, XVI), tyrannique et idolâtre (adepte du culte de Baal).» Son épouse magicienne est tranférée dans le personnage de Fédallah, Parsi embarqué clandestinement par Achab. Celui-ci, «adepte de Zarathoustra» incarne un monothéisme plus archaïque que le monothéisme biblique. «Il y a (...) dans le récit biblique, comme une mythologie tronquée», des traces «d’une cosmogonie plus archaïque», issue du monde mésopotamien, dans lequel Élohim, Yahvé, est un roi des dieux, tout comme Marduk en Mésopotamie, «accompagné d’une cour de dieux que le monothéisme postérieur pensa comme des «anges»». On a affaire à un «polythéisme sous-jascent» refoulé. Dans le texte de la bible, le Léviathan, les «monstres marins primordiaux (..) ont à voir avec l’abîme» (la masse des eaux), que Iavé a eu à vaincre pour instaurer sa domination. On retrouve ici la structure de la tyrannie, d’une hiérarchie sociale et politique fondée sur une matrice théologique. Richir montre de façon détaillée que c’est ce que comprend et explore avec génie Melville, dans un mélange de réflexion intense et d’intuition (comme en témoigne Hawthorne, à l’époque où ils se fréquentaient assidûment). Cette fondation symbolique a façonné l’affectivité humaine (voir dans «La naissance des dieux» l’analyse des passions dans la tragédie grecque), la soumission intime des humains au pouvoir, à la domination, aux hiérarchies. Richir convoque sur ce point La Boétie et la question de la servitude volontaire. «La tyrannie et l’institution de la royauté» crée une sorte d’hypnose (nécessitant une mise en scène, comme dans le passage où Achab, après avoir révélé le véritable but de la chasse, cloue un doublon d’or au grand mât et le promet au premier qui apercevrait Mobby Dick) en s’enracinant dans les «terreurs primordiales», la souffrance infinie, comme si elles étaient capables d’en protéger les hommes. L’abîme insondable, infigurable, terrorisant, est condensé tout entier dans la blancheur de la Baleine, elle-même figure infigurable du sublime (au sens kantien). On ne peut ici que citer Melville : «Le blanc est moins une couleur qu’une absence de couleur», «Les autres couleurs de la terre ne sont que de subtiles illusions, aussi bien les douces teintes du couchant ou du feuillage des bois, que le velours doré des ailes de papillon et des joues des jeunes filles», «c’est un simple enduit», «dont le chatoyant plumage ne couvre que le charnier intérieur», «Si la lumière frappait directement la matière des choses, elle donnerait sa blancheur vide à tout, à la tulipe comme à la rose», et pour finir : «si, pauvres misérables que nous sommes, nous nous obstinons à regarder à l’oeil nu le gigantesque suaire blanc qui enveloppe toute choses, nous sommes irrémédiablement aveuglés. La baleine était le symbole de tout cela. Vous étonnerez-vous maintenant de la férocité de la chasse ?» (XLII). Le paradoxe invivable d’Achab est que Moby Dick est son double. «La haine du monstre est aussi haine de soi. Comme s’il fallait être au-dessus de tous les tyrans possibles pour extirper dans une infinie fuite en avant, les racines informes de la tyrannie». Richir voit dans Billy Budd, écrit quarante ans après Mobby Dick, un contre-mythe, réécrivant l’histoire d’Abel et Caïn, dénonçant «ce qui semble fonder la société humaine depuis la nuit des temps» : la Loi, complice malgré elle de la tyrannie contre l’innocence.