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La revue n° 61 Zoom sur...

Zoom sur...

Ossip Mandelstam

Ossip Mandelstam (1891-1938) est un poète russe, représentant de l’acméisme - poésie concrète s’opposant au symbolisme - jusqu’à la révolution russe de 1917. Pendant la période soviétique, il devient un poète contre-révolutionnaire aux yeux du parti, notamment pour son célèbre et provocant poème Épigramme contre Staline, qualifié de « poème terroriste » et qui lui vaudra d’abord relégation puis déportation. Il mourut lors de son transfert vers le camp de la Kolyma

Dans ses Récits de la Kolyma, Chalamov rend hommage à Ossip Mandelstam, en prolongeant sa vie au-delà du jour de sa mort : un pas vers l’immortalité ?

« Il mourut vers le soir. Mais on ne le raya des listes que deux jours plus tard. Pendant deux jours, ses ingénieux voisins parvinrent à toucher la ration du mort lors de la distribution quotidienne de pain : le mort levait le bras comme une marionnette. C’est ainsi qu’il mourut avant la date de sa mort, détail de la plus haute importance pour ses futurs biographes. »

La poésie de Mandelstam est avant tout sonore (lui-même créait ses poèmes à voix haute), et s’est transmise presque exclusivement de façon orale dans les dernières années de sa vie, échappant ainsi à la censure soviétique. Aussi c’est un poète difficile à appréhender dans une autre langue, et la traduction est primordiale pour rendre compte de la puissance poétique et esthétique de ses poèmes.

Voici quatre poèmes de la période d’exil, extraits des Cahiers de Voronej écrits en relégation dans cette ville située à 500 km au sud de Moscou. L’aspect politique s’estompe au fil des poèmes pour laisser place à une poésie concrète qui prépare le poète au dernier voyage qu’il pressent.

 

1.

En m’enlevant les mers, et l’envol et l’élan

Pour mettre sous mes pieds le sol et sa contrainte

Qu’avez-vous obtenu ? Un résultat brillant :

Ces lèvres qui remuent sont hors de votre atteinte

 

1935

Traduction : Henri Abril

 

 

 

Le poète est une voix, les lèvres qui remuent donnent vie au poème. À ce titre le poète selon Mandelstam est à mi-chemin entre le poète et le chanteur.

C’est un « песнотворец », véritable compositeur de musique poétique dont il est question dans le poème suivant :

 

2.

Comme brûlent les bijoux féminins argentés

Aux prises avec l’oxyde et les impuretés ;

Finissent par s’abimer d’une peine discrète

Et la charrue de fer, et la voix du poète.

 

1937

Traduction : Air

 

 

 

Comme le travail agricole, le travail du poète est laborieux et difficile, mais le résultat est à la hauteur des plus beaux bijoux. Hélas la charrue comme l’argent finissent par s’oxyder et Ossip Mandelstam se sent usé et fatigué par le travail dans ces conditions. Son esprit s’éloigne de la terre et de l’acméisme de ses premières années, et il entrevoit un monde plus léger :

 

3.

Ô comme j’aimerais

Invisible et captieux

Être absent du trajet

D’un rayon lumineux

 

Et quel plus grand bonheur

Qu’une voute étoilée ?

Apprends dans sa lueur

Le sens de la clarté

 

Tout juste un rai d’azur

A peine scintillant

Un tout puissant murmure

Un doux balbutiement

 

Et j’aimerais te dire

D’un souffle murmurant

Je te confie pour luire

Au rayon, mon enfant

 

1937

Traduction : Air

 

 

 

Le poète flotte, à cheval entre deux mondes qui rendent nécessaire le personnage des « passeuses », ces femmes qui dans sa vie auront transmis sa poésie d’un support à l’autre, et qui le soutiennent encore aux portes de la déportation.

 

4.

Il y a des femmes parentes du sol humide,

Et chacun de leur pas est comme un grand sanglot:

Escorter les défunts, et ceux qui ressuscitent,

Les accueillir les premières – tel est leur lot.

C’est un crime d’en exiger de la tendresse,

Mais à l’envie de les quitter nul ne succombe.

Ange d’aujourd’hui, demain ver de la tombe,

Et puis après-demain, simple trace qu’on laisse…

Le pas qui nous porte sera hors de portée.

Immortelles les fleurs. Le ciel demeure entier.

Et ce qui adviendra n’est rien qu’une promesse.

 

1937

Traduction : Henri Abril

 

 

 

Les cahiers de Voronej s’arrêtent sur cette promesse, le poète mourra l’année suivante. Nous devons à sa veuve Nadejda Mandelstam la transcription et la transmission et de ces poèmes appris par coeur et dont la structure et les sonorités ont permis de survivre au régime soviétique.

Immortelles les fleurs. Le ciel demeure entier.

Air