La
page
blanche

La revue n° 61 Notes de...

Notes de...

Matthieu Lorin

Souvenir de lecture
Jean Giono

Lorsque les souvenirs balbutient des bribes intelligibles, j’avance vers eux avec la même prudence qu’on approche un loup acculé à une falaise.

Ils se taisent à mon passage, ils n’ont que faire des hommes aux yeux clos. Le silence détruit l’espoir d’être autre chose qu’un Gédémus. Je ne voulais pourtant pas être celui qui vient demander son tribut au-delà de la mort du temps.

Alors, je monte - on ne fait que monter dans tes récits – et dépose à tes pieds mon ombre. Je suis coupé en deux comme on sépare équitablement un remords : une part pour toi, je garde l’autre...

Là-haut, je bricole une image de moi qui est moins reflet que rêve de méchancetés concassées. Puis, j’entre dans la fente de l’irréel pour parcourir les pages qui me séparent de toute pensée.

Je quitte ce monde avec la sensation d’avoir salué un vieil ami et de m’en être débarrassé.

C’est mon tour d’être roi.

L’extrait

« - Comment ça va, Janet ?
-
Mal et ça dure.
- Tu souffres ?
- De la tête.
- La tête te fait mal ?
- Non. Elle ne fait pas mal comme aux autres ; elle est pleine, voilà, et elle craque toute seule dans l’ombre, comme un vieux bassin. On me laisse seul tout le temps, je peux pas parler, ça s’accumule dans moi, ça pèse sur les os. Il en coule bien un peu par les yeux, mais les gros morceaux, ça peut pas passer, ils restent dans la tête.
- Les gros morceaux de quoi ?
- De vie, Jaume. »

J. Giono, Colline, Grasset, « Les cahiers rouges »
(à noter que ce texte fait partie du recueil Souvenirs et Grillages paru en septembre 2022 aux éditions « Sous le sceau du tabellion »)