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La revue n° 61 Notes de...

Notes de...

Jérôme Fortin

Protestation tout confort

Il y a une vingtaine d’années, à une époque où la défense des droits des animaux était une activité hautement impopulaire et même risquée au Canada, nous étions peu nombreux à brandir nos pancartes colorées sous des ciels indifférents (au mieux) ou givrés d’hostilité (la plupart du temps). On soupçonnait très sérieusement, dans la presse écrite et verbalisée (même celle vaguement de gauche, dans la mesure où ça existe au Canada), les antispécistes d’être de potentiels terroristes. Les commentateurs les plus en vogue nous ridiculisaient sans vergogne sur les plateaux télé, nous taxant volontiers de crétins anthropomorphistes (au mieux) ou de fous dangereux (la plupart du temps). On sélectionnait avec soin, pour les vox pop, ceux qui, parmi les manifestants, avaient l’air le plus con. On préférait l’hurluberlu en patins à roulettes et oreilles de Mickey à l’étudiant au doctorat en science du sol (moi, en l’occurrence). On connait bien ces techniques de cherry picking. Or, si la troupe de manifestants était bigarrée au niveau des styles (bourgeois, anarchistes, punks, mamies et papis, bodybuilders, métalleux...) certains groupes d’individus étaient étrangement absents de ce temps partagé. Je dis «étrangement» en ce sens qu’on se serait attendu à les y retrouver. Tentons, avec nos talents caricaturaux bien connus, de définir cette viduité. Utilisons des points de fixation issus d’un bestiaire sociologique contemporain populiste pour nous orienter dans le dédale de nos perceptions. Commençons par le bobo : c’est à dire ce professionnel aisé des grandes villes qui aime le manger bio et la locomotion électrique. Ce stéréotype, encore relativement nouveau à l’époque, était en effet quasi absent de ces manifs. La cause était bien sûr trop risquée pour lui. Y participer aurait pu nuire à son image de citoyen exemplaire, car c’est bien ce qu’il souhaite être (s’il existe - je crois bien l’avoir déjà aperçu deux ou trois fois à La Vie Claire). Mais le concept social du bobo à lui seul est trop squelettique pour décrire ce déficit numéraire mentionné plus haut. Plus généralement, le stéréotype «écolo» ou, en poussant encore plus loin la clownerie, le «gauchiste obsédé par son gauchisme au point de ne plus être capable d’aucun concassement avec la réalité», faisait cruellement défaut durant ces manifs pour la cause animale au Québec dans les années 2000. Je ne citerai pas de source car je n’ai pas envie d’être sérieux (je n’écris pas pour Libération ou Le Monde), mais je vous affirme que la plupart de ces écolos (et même les plus végans d’entre eux) méprisaient passablement ces militants antispécistes - ou en tout cas ne souhaitaient pas les apercevoir à côté d’eux dans un miroir. Du bout des lèvres, quelques-uns admettaient peut-être que l’élevage intensif de type McDo et Burger King était éthiquement inacceptable. Mais peu auraient osé dire : «Je suis végan parce que j’aime les animaux». Non ! C’eut été bien trop irrationnel et «vieille dame» de dire ça. S’ils préféraient les protéines végétales, ces végans à la tête carrée, c’était uniquement pour des motifs très sérieux validés par la revue Science et Vie. Pas de sentimentalités anthropomorphistes ! Quant au gauchiste obsédé par son gauchisme, son hostilité venait peut-être (j’hypothétise) de cette idée que défendre les animaux non humains signifie qu’on se fout des problèmes dudit humain, à commencer par les enfants qui crèvent de faim en Afrique. Celui qui se veut «humaniste» ne pouvait donc pas être également «animaliste». Nous conviendrons que cette binarité, pour utiliser un langage à la mode, est passablement absurde. (Notons aussi, tant qu’à être dans cette fusée, cette fake-news encore largement relayée, voulant qu’Adolf Hitler ait été végétarien pour d’autres raisons que ses problèmes digestifs). Aussi les voyait-on (ces bobos, ces écolos à la tête carrée, ces humanistes...) snober ces abrutis d’antispécistes irrationnels en patins à roulettes ; j’en ai même vu se moquer d’eux avec beaucoup d’incivilité durant des cocktail parties sans gluten. Je n’ai pas à vous le démontrer ; vous n’aviez qu’à être là vous aussi. Et ces mêmes gens, vingt ans plus tard, manifestent toujours aussi volontiers pour défendre ces grandes causes tellement plébiscitées par les médias, encore une fois sans le moindre risque de représailles sociales. Je ne suppose évidemment pas que ces causes confortables, au goût du jour, ne soient pas dignes d’être défendues. Je ne fais que constater que ces grands protestataires font, la plupart du temps, cruellement défaut dans les manifs demandant un véritable courage. C’est décevant en même temps que ce n’est pas étonnant ; l’homme est souvent plus petit que nature. L’importance du snobisme dans l’horizon des causes défendues est certainement une voie de recherche que d’autres avant moi n’auront pas ignorée. J’effectuerai une recherche plus poussée un jour si j’ai le temps; pour l’instant je dois aller rejoindre Beaux Yeux au Café du Bonheur.