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La revue n° 67 Notes de...

Notes de...

Jean-Michel Maubert

Jacques Derrida ouvre son séminaire sur le secret [Répondre – du secret, Séminaire 1991-1992, éd. Seuil, Bibliothèque Derrida] par une lecture du Bartleby de Melville. Comment se manifeste le secret ? (p. 40). Le secret «c’est ce qui ne répond pas». Il est une non réponse à «une demande, une interrogation, une attente suspendue», ou, dit Derrida, «il répond sans répondre». Ainsi de la célèbre formule de Bartleby: I would prefer not to. À tous les ordres et demandes de l’avoué/conseiller à la Chancellerie, dirigeant un bureau notarial de Wall Street pour lequel Bartleby – the Scrivener – travaille comme copiste/secrétaire, il répond inlassablement par cette formule qui «consiste à ne pas répondre (ni oui ni non) ou sanon réponse à répondre qu’il ne répondra pas» (p. 41). Comme on sait Bartleby emportera son secret dans la mort. L’ avoué, l’homme de loi, va raconter son histoire, en mentionnant pour finir (et cela est annoncé dès le début de son récit) une rumeur selon laquelle Bartleby a été employé à l’office des Deads Letters – des lettres mortes, des lettres au rebut, lui-même finissant dans la prison des Tombs [Les Tombes] (!) de New York, traité tel un rebut, un irresponsable, un fou, homme-rebut dont on ne sait que faire (sans qu’il passe en jugement, comme le relève d’ailleurs Derrida). L’office où était employé Bartleby avant d’arriver chez l’avoué se chargeait des lettres qui n’avaient pas trouvé leur destinataire, le feu étant leur destination dernière. Après avoir examiné cette question des secrets perdus, Derrida concentre son attention sur la fin du texte, sur ce que dit l’avoué (qui se charge d’écrire la biographie de chacun de ses employés) après la mort de Bartleby: «l’homme de loi, toujours grave et respectueux devant Bartleby (...), devant cet étrange cadavre, (...) répond au cantinier qui lui demande : «– Eh ! He’s asleep, ain’t he ? / – With kings and counselors, murmured I” [– Eh! Il dort, pas vrai? – Avec les rois et les conseillers, murmurai-je»]. Cette réponse de l’avoué est une «citation cachée, cryptée» du Livre de Job [Job, 3, 11-16] : «Si je n’étais pas né, si j’étais mort dans la matrice de ma mère, alors je reposerais avec les rois, les conseillers de la terre». L’homme de loi associe le destin de Bartleby à la figure de Job, espérant que justice lui soit rendu, «à cette victime innocente, à ce martyr qu’est en somme Bartleby/Job» (p. 46). Cette dualité est redoublée par le fait que l’avoué «s’identifie jusqu’à un certain point à Bartleby». Le modeste Bartleby, ce presque fantôme, est ainsi finalement associé à ceux qui pratiquent «la politique du secret», au nom de l’État, de leur pouvoir conféré par Dieu, ou de leur fonction de chef d’État ou d’éminence grise, invoquant les secrets de l’ État, la raison d’État, etc. Le roi/l’homme d’État a un pouvoir discrétionnaire. Il peut garder des secrets par-devers lui, n’en rendre compte à personne sauf à Dieu, dans le cas du roi, ou à son proche conseiller, les deux fusionnant dans la figure du confesseur, dont, selon Derrida, on doit pouvoir trouver des équivalents au-delà de la monarchie catholique de droit divin. Bartleby tout comme sa formule est dans une posture éminemment paradoxale, il «s’est comporté à la fois comme un esclave qui ne refuse jamais, ne se révolte jamais, ne dit jamais non, et aussi comme un maître absolu qui ne reçoit jamais d’ordre et frappe tous les maîtres du monde d’impuissance radicale» aussi bien sa formule que sa personne, les formes institutionnelles du pouvoir ne savent quoi en faire. Avec le I would prefer not to, «le pouvoir rencontre une limite absolue, avec laquelle il n’est plus question ni de négocier, ni de dialectiser, ni de se battre» ; c’est comme si, pourrait-on se dire, Bartleby contenait en lui, compressait en sa personne, et annulait par là-même, la dialectique hegelienne du Maître et de l’Esclave. [1] À l’envers pour ainsi dire de cette limite absolue qu’il représente pour le pouvoir, Bartleby the scrivener – cette fois en tant que texte, morceau de littérature, mettant en scène au niveau intradiégétique Bartleby le copiste, the Scrivener incarne de façon fulgurante/éclatante la littérature comme surface d’inscription sans dehors, capable de tout dire, de dire ce qu’on ne doit pas dire, ce qui ne peut être dit, mais que l’on dit malgré tout. Ainsi de la rumeur concernant Bartleby, qui est présentée comme hors-texte, histoire dont les sources sont incertaines, et qui viendrait après le récit, tout en étant incluse dans celui-ci. Sans doute Bartleby, aussi bien en tant que texte/écriture et personnage/figure, incarne t-il la forme même du secret ou le secret comme Forme (ce que capte à sa façon le genre dit policier ou de détection, mettant en scène des enquêtes criminelles).

L’écriture étant, comme le dit ailleurs Derrida, un processus de différance [c’est-à-dire: de mise en espace du temps (le flux du présent vivant, celui de la voix parlée par exemple), transformant le continu en discontinu ; ce que le linguiste et philosophe Sylvain Auroux a décrit comme processus de grammatisation : codage du flux dans les lettres mais cela concerne toute forme de codage du continu par un système discontinu, comme le numérique de nos jours, le continu étant reconstitué à partir du discontinu], on comprend que le secret soit sans doute une expression privilégié de cet écart, cette mise en réserve (en mémoire) qui est le cœur même de l’écriture (et pourrait-on dire du vivant comme archi-écriture, émergence de la mémoire, mise en réserve du temps).

[1] Derrida écrit : «Depuis toujours le statut de l’écriture et le statut du secrétariat ont eu la plus grande affinité, à la fois quant à leur subordination, leur asservissement au pouvoir central, à l’hégémonie, et quant au pouvoir occulte, paradoxal, voire subversif et menaçant autant que menacé que cet assujetissement leur assure. C’est déjà clairement entendu dans le Phèdre de Platon autour de la figure de Theuth offrant l’écriture au roi.» Voir le profond et magnifique texte de Jacques Derrida «La pharmacie de Platon» in La dissémination (1972).