Notes de...
Pascal Nordmann
Note numéro 57. Une plume d'oiseau, on ne sait pas exactement quel oiseau, décide d'écrire une note sur une plume d'oiseau. Je la connais, écrit-elle. Je la connais parfaitement. Elle est partout. Par-dessus, par-dessous, de travers, sur tous les côtés, dans les creux, les bosses, ongles, poches, aspérités et appendices. Tournant trois fois sa plume dans son encre, cette plume ajoute un aveu aussi simple que touchant: cette plume, c'est moi. Seulement, une fois cette courte phrase terminée, le flot se tarit. C'est tout juste si la plume a la force, tirant sur la corde, de formuler quelques pauvres considérations sur l'impossibilité de savoir, sur l'Everest qui consiste à monter au sommet de soi-même sur l'océan qu'il faut boire avant de se trouver. Une plume? Et quoi encore? Qui sait comment cette note confuse et mal tournée arrive sur la table d'un grand éditeur? Qui sait quelle mouche pique cet homme connu pour ses ouvrages de qualité? Il décide d'éditer. Le succès est immédiat. A ce jour, cette note sur la difficulté de se connaître, traduite dans cent quarante-six langues, est connue sur les cinq continents. Le contrat pour la cent quarante-septième langue est prêt à être signé.
Note numéro 58. Assise dans le désert, une note concernant les dromadaires s’efforce d’écrire une note qui ferait renaître, en pensée du moins, les roseraies, les vignes, les champs de blé qui recouvraient ces lieux il y a de cela plusieurs millénaires. Mais cette note, occupée à écrire une note, cette note assise dans le désert, cette note n’est pas libre, puisque cette note a déjà un thème, puisque cette note est une note sur les dromadaires. Pour parler du désert, pour évoquer un passé de forêts, de lacs, de rivière, elle doit aller contre sa nature. Il s’agit de convaincre les dromadaires, de les déplacer, de les remodeler, de les repenser. Impossible tache! La note sue, la note gémit, la note peine, se relit mille fois, se récrit mille fois, se corrige, se rature, dresse ses dromadaires, rassemble ses dromadaires, conduit ses dromadaires à travers elle. Mais peu lui importe, elle a désormais un but: aller contre sa nature pour faire vivre une nature perdue. Lorsqu’un grand éditeur atterrit, en hélicoptère, dans ce coin de désert, il n’hésite pas un instant. Au prix d’un contrat aux montants jamais atteints, il achète la note à la note. Pensez! Une note capable de déplacer les dromadaires!
Note numéro 59. C'est une note sur les gens et leur manière d'habiter. Elle parle des gens, terme un peu générique, un peu vague, mais elle parle aussi et surtout des lieux où les gens se logent. Maisons, palais, masures, grottes, constructions sur pilotis, cabanes dans les arbres, immeubles, maisons collectives. Cependant, cette note se chiffonne. Le doute la tenaille. Comment rendre compte d'un fait à la fois extrêmement précis et extrêmement vague: ni les gens ni le fait d'habiter ne sont des notions simples. Les gens, d'abord. Qu'est-ce que les gens? Le serpent du bosquet à côté de la maison fait-il partie des gens? La maman de la note, la sœur de la note, les puces dans les vêtements de l'ami du petit frère de la note, font-ils partie des gens? Définir le lieu où l'on vit est encore plus compliqué. Habite-t-on réellement à l'endroit où l'on habite? L'oncle d'un cousin par alliance de la note, qui loue un bel appartement en ville, ne vit que dans ses pensées. La concierge de l'immeuble de la note, qui vient de se fiancer, habite le cœur de son amoureux. S'il fallait écrire à ces gens, quelle adresse utiliser, se dit la note. Bref, cette note se complique la vie et c'est miracle qu'un grand éditeur décide la publier.