La
page
blanche

La revue n° 67 poètes de service

poètes de service

Matthieu Lorin

Né en Normandie, je vis actuellement à Chartres où je suis professeur. Je dirige durant mon temps libre la revue de poésie « La Page Blanche ». Une femme, deux enfants, un barbecue rouillé, un peu de monnaie en poche, deux caries récentes mais toujours pas de cholestérol.
Quelques publications ici et là : « Un corps qu’on dépeuple » (Exopotamie) ; « L’éboulement du temps » (Aux cailloux des chemins…) et, dernièrement, « Cartographie d’une rancune » (La Crypte)

 

 

 

Le goût du réveil dans la bouche, les chevaux qui galopent sur la langue et qu’il faut abattre comme une forêt : dans ma tête cogne déjà le bruit du monde. Alors j’alimente le sommeil de mes lâchetés, m’enferre dans une nuit sans nuit.

Les premiers mots sortent pourtant, ce sont des mauvaises bêtes à domestiquer. Ils savent ce qui les attend, connaissent le moindre recoin de mes poumons.

Ils disent qu’il faut me lever et sous peu aller ouvrir bar et hostilités.

 

*

Avant de remonter le rideau métallique, effacer toutes traces de verre et de discussions.
Rencontrer ensuite les premiers corps violentés : le coude est une maladie lorsqu’il se lève à l’aube.

Se perdre dans des rires aussi épais que des brouillards, avaler les dents de l’autre, remonter la salive : le verbe est un saumon.

Et, comme à chaque jour ouvré, je ferai du soir un dommage collatéral.

Le programme est bien ficelé.

 

*

Il y a ces paroles que l’on agrippe comme une rampe, ces dangers que l’on embrasse et le muscle du désespoir : l’entrée en scène du Poète raconte tout cela.

Lui jeter un coup d’œil suffit pour comprendre que son visage a le goût de l’insomnie. Perdu sur sa peau usée, un mélanome attend son heure. Il ne le voit pas.

Pour le moment, il repêche sa colère coincée quelque part au fond de la gorge.

Et c’est déjà tout un tonnerre.

(comptoir, 8h57, un café)

 

*

« Ma syntaxe a l’allure d’un chien mouillé et je ne dis rien. J’accepte les modifications de l’éditeur. Je m’en fous. Les phrases peuvent prendre la gueule qu’elles souhaitent, rien à cirer.
Je ne suis pas le Poète comme tu le prétends, plutôt une dent qui raye le parquet.

Je supporte tout, tu sais : le soleil qui vire à la terreur, les enfants des autres, la lessive qui ne lave rien, les nerfs dans les ravines, le feu au fond du verre.
Et mes mains, regarde-les. De la viande avariée à peine bonne pour les chiens. Les veines bleues, la couperose, l’os dans la gamelle du sang : la meute rôde déjà.

Alors les mots qui bouffent ma joie et creusent mes joues, tu penses ! »

 

*

De l’autre côté de la vitre, je vois des gens perdus comme des balles. La condensation cherche à masquer le siècle tandis que trois hommes entrent. Ils s’assoient près de la fenêtre, parlent bas, semblent de mèche :

trois dynamites prêtes à l’emploi.

(table 4, 09h02, trois bières et un paquet de cigarettes)

 

*

« Vous ne comprenez pas les gars, il nous faut envahir les corps et les idées. Nous faire liserons, chauffer à blanc la peur. Voilà ce qui fera notre fortune.
Qu’importe vos remords. Enfermez les gens dans leur cage thoracique. La cage, vous entendez, c’est là qu’il faut viser. Ensuite, il n’y aura plus qu’à se baisser. Ramasser l’appel au secours des gorges, inciser leurs journées à coups de canif, on l’a juré.

Alors frottons si vous le voulez notre geste une dernière fois au verre. Mais ensuite, respectons nos engagements, faisons fondre le cachet de la violence sous nos langues,

pour devenir soleil de dents et peau de reptile. »