La
page
blanche

La revue n° 60 poètes de service

poètes de service

Gorguine Valougeorgis

Dentiste itinérant je me sens plus proche des mots que des dents mais des gens que des mots. J’aime la poésie au service des gens mais pas plus que les gens au service de la poésie. Mais pas plus que les gens au service des gens. Le top du top c’est les gens au service des gens. Le top du top de la poésie, c’est les gens au service des gens. le reste c’est surtout des mots, c’est joli aussi, des fois, mais c’est moins de la poésie.
Premier recueil matin midi soir Polder 189 chez Décharge/Gros textes. A venir CHEESE !!! chez Plaine page fin 2021, L’âcrete du kaki chez Mars-A et Xoros chez Lunatique en 2022.

 

 

à mon frère,

il s’en va avec son sac à dos sur le dos et ses petits pas d’homme ordinaire comme un jour ordinaire comme hier il se rendait à l’école enfant ordinaire son école toujours là aujourd’hui et le vendeur de cartes magic à côté et le 67 à sa vitre mon nez collé sa buée je me vois encore le chercher mais pourtant il s’en va aujourd’hui pour un an un an encore grandir encore et il me semble si fragile si petit si vulnérable et si grand aussi devant tous ces mondes qu’il va conquérir d’un coup une inquiétude immense palpable celle du temps qui ne reviendra pas et la conscience soudain aiguë de ce qui est révolu et que seuls nos mots gouttes de jouvence désormais autorisent je me retourne le voir marcher encore un peu il n’est plus là s’est engouffré dans la bouche de métro dans la bouche du monde

 

 

 

Peu importe le sucre

hier ce vieil ami m’a annoncé la nouvelle au téléphone « je vais être père » je raccroche tout continue : le voisin de l’immeuble d’en face regarde son émission en triturant sa prothèse auditive gauche le teckel à poils roux que promène sa femme pisse sur chaque deux-roues qu’il croise ma bouilloire crie toujours plus fort mon voisin (de palier cette fois) cogne contre le mur encore plus fort le ciel se demande ce que ça fait de se faire brouter par une vache voudrait être un carré d’herbe la vache se demande ce que ça fait de brouter un nuage voudrait être un chérubin à fesses rondes et roses Dieu a oublié ses clefs et claqué la porte il est bloqué dehors depuis la nuit des temps alors il se bourre la gueule pour avoir moins froid et moi je bois mon café en me disant que je l’aime sans sucre mais avec un carré de chocolat et en me demandant comment il le prendra, lui, son café et s’il entendra la musique que je lui jouerai quand il aura fini de ravaler son enfance.

 

 

 

Les yeux dans les bleus

il y a trop d’yeux devant les yeux qui cachent la vue les oiseaux comme les chimères dans le congélo entre barquettes surgelées flacons de descendances carrières directionnées et même avant de voir il faut prévoir : prévoir le plat sur la pochette Picard prévoir l’aimé sur le profil Tinder prévoir la vie avant d’avoir vécu bonheur à la carte ou émerveillement sur la même voie que celle du koala de l’éléphant dépouillé de sa peau ses défenses ses viscères pour des parures pour se garder de toute défaite toute déception toute tristesse. mais derrière le prévoir le voir meurt dans le noir avant même d’avoir essayé aujourd’hui on dirait que la prévision disparaît seulement tous les quatre ans à chaque coupe du monde à croire qu’on a même réussi à plier les étoiles dans le placard pour les afficher sur nos vêtements une fois tous les quatre ans et rêver encore un peu au compte-goutte de plus d’étoiles et encore on a la chance d’avoir une équipe qui gagne à peu près tous les vingt ans d’autres ne gagnent jamais peut-être sont-ils plus heureux ?

 

 

 

L’estropié

un jour j’ai perdu mes bras les deux en même temps sans comprendre comment sans comprendre pourquoi tout ce que j’ai compris c’est qu’il est bien difficile de vivre sans bras de vivre sans doigts de boire à la paille sa bière d’attendre pour aller au coin son père qu’il rentre du travail le soir s’entendre dire que ce n’est rien que ça ne le dérange pas qu’un père c’est fait pour ça il est des choses qu’on ne réalise qu’après les avoir perdues
quand j’avais mes bras et toi quand tout allait bien j’avais bien de la chance de pouvoir enrouler mes doigts de tes cheveux longs j’aurais mieux fait d’en profiter un peu plus et de les porter un peu moins à la bouteille certainement
la kiné s’est bien passée et j’ai contre toute attente retrouvé l’usage de mes bras mais tu n’étais plus là et ni la kiné ni la psy ni mon père ni mes amis n’ont rien pu faire pour réparer cette fracture
la rééducation prend plus de temps à ce qu’on dit pour ce genre de blessure
des fois j’ai l’impression que mes doigts ne sont revenus que pour me rappeler que tu es partie
et je les hais pour ça puis je les aime : je n’ai plus besoin de paille pour porter ma perte à ma bouche ni de la dire pour poser sur la feuille la morsure