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Abdellatif Laäbi
Note sur Abdellatif Laâbi : exercice de transpose
Formalisée par l’un des fondateurs de la revue La Page Blanche pour répondre à une contrainte de place au sein de la revue, la transpose est une traduction spatiale du poème, répondant à la parution croissante de poèmes en prose découpées en vers. Il s’agit en premier lieu d’abolir le retour à la ligne systématique et d’insérer de l’espace entre les vers originaux afin de garantir l’unité d’énonciation du vers transprosé ainsi formé. Avant d’être rigoureusement identifiée et définie, la transprose a fait son apparition dans diverses expérimentations poétiques au cours du XXème siècle: elle peut donc être utilisée et pensée dès la création du poème.
Dans sa fonction de traduction, la sensibilité du traducteur joue un rôle non négligeable dans la réussite du procédé, pour savoir où le retour à la ligne s’impose et ne pas trahir la pulsation du poème original par exemple. À mesure qu’elle est utilisée et améliorée (taille des espaces, saut de ligne, choix de ponctuation), la transprose s’émancipe de sa contrainte première (la place) pour s’imposer comme un procédé stylistique permettant d’améliorer la cohérence poétique d’un texte, d’où l’idée de passer certains grands textes contemporains à la transprose (ici trois poèmes d’Abdellatif Laâbi) pour comparer les effets obtenus, et interroger l’auteur sur son sentiment après la traduction spatiale de certains de ses poèmes.
Air
PRIÈRE
Pourvu qu’un enfant croise ton chemin et te gratifie d’un sourire entendu
Qu’une femme inconsciente de sa splendeur t’initie en passant à la poésie de son parfum
Qu’un ami mort il y a des années surgisse au coin de la rue et vienne se jeter dans tes bras
Qu’un oiseau d’une espèce disparue se pose sur le barreau de ta fenêtre et se mette à parler comme dans les fables apprises à l’école
Que le jasmin qui t’a donnée des inquiétudes au cours de l’hiver fasse ne serait-ce qu’une fleur ce matin
Pourvu qu’aucune catastrophe n’intervienne entre le début de cette rêverie et la fin vers laquelle elle s’achemine et tu auras remporté sur ta vie en sursis une petite victoire
Abdellatif Laâbi,
Presque riens - Transprose : Air
VERS L’AUTRE RIVE
Je sais où conduit ce chemin tracé par la main d’acier trempé dans la forge des ténèbres
Ce que signifient
ces murs d’eau gelée et d’argile
ce vide mesurable et palpable
cette lumière déclinante évadée du mirage
cet air que l’on ne peut respirer qu’à moitié
ces douleurs qui cultivent leur férocité dans l’avers et le revers du corps
Je sais où la houle muette m’entraîne
Je devine les récifs de l’autre rive
là où la nuit n’engendre plus le jour
là où les yeux ouverts ou non
cessent de voir
Abdellatif Laâbi,
Presque riens - Transprose : Air
(extrait)
Venez nos seigneurs emportez-nous vers cette terre où la danse
si elle ne nourrit pas son homme le transfigure lui donne la grâce
des êtres libérés des besoins immédiats le rend beau de l’intérieur
troublant de l’extérieur ressemblant étrangement à la terre que
voilà que voici gagnée sur le chaos d’un seul geste sculptée
dans le tourbillon toujours disponible sachant partager le peu du
rare noblesse des humble oblige
Abdellatif Laâbi,
L’arbre à poèmes – p 159 - Poésie Gallimard
Transprose : Pierre Lamarque
Le point de vue d’Abdellatif Laâbi, en réponse aux questions de Air pour « La page blanche »
La disposition spatiale de mes textes poétiques a constamment évolué avec le temps. Si vous vous reportez à mon premier recueil «Le Règne de barbarie», vous verrez qu’il y a déjà plus de cinquante ans, je pratiquais celle dont vous me parlez. Par la suite, d’autres considérations sont entrées en ligne de compte. Mais s’il y a une constante chez moi, c’est l’exigence que j’ai toujours eue de garder à la poésie sa dimension orale, ou sa dimension première, fondatrice si vous voulez. La question de la rime ne s’est jamais posée pour moi. La modernité poétique l’avait résolument écartée, et cela me convenait tout à fait. Par contre la rythmique, ou la musicalité du texte était primordiale pour moi. Derrière mes textes, il y a toujours un ou plusieurs instruments qui jouent en sourdine et parfois de façon très audible.
Abdellatif Laâbi
Poèmes composés directement en transprose
Le règne de barbarie (1966 – 1967)
Extraits
royaume désert
désert royaume
désert nain sang de naphte Désert force armes et
royalties Désert tabou d’espace Désert circule
dans le cercle Embrasse la main et prends ta part
O désert en exil concentrationnaire
désert
goudron rabattu sur nos têtes
désert arrête les vagues de mirages Désert mural
Syntaxe de ma folie Désert j’ai trouvé ton absur-
dité au fond d’un puits Désert ne m’oublie pas
Désert je te maudis Désert je peux ce
que j’écris Désert cercueil de plomb
Passoire de ma haine Désert de Pierre Noire et
de Chant Désert ma double chair
nous de désert
cette torpille
voguant
Abdellatif Laâbi,
Inéditions Barbare