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La revue n° 64 Notes de...

Notes de...

Clément Gustin

De la pensée et du moment présent à l’ère numérique

La permanence de la distraction est ce qui finit par empêcher toute idée de surgir. L’ennui, la solitude et le silence sont les engrais naturels de la pensée, et nous vivons à une époque où ces choses sont partout traquées comme des sources de mal-être ou de « vide à combler ». Ce à quoi nous avons de moins en moins accès, c’est comme l’écrivait George Steiner, « cette moisson du moi et ce rejet du monde extérieur, cette “irruption sur une mer de silence”, (...) nécessaire à la pensée et l’imagination de premier ordre ». C’est la saturation des nouveautés et des informations qui étouffe en nous l’écosystème de nos pensées — la faculté de mettre à jour de nouveaux schèmes d’idéations, les capacités d’attention et de concentration qu’implique une telle tâche. Dans notre quotidien, c’est peut-être l’aspect le plus effrayant des technologies de communication : la réalisation que, si nous pouvons tout savoir, cette quantité illimitée d’informations ne nous apporte en vérité quasiment rien. Qu’au contraire même elle nous dépouille d’un sentiment d’unité intérieure, d’une sensibilité plus attentive au monde, car elle prend possession d’une part non négligeable de notre espace mental intime, et y déverse ses torrents de bruit.

Nous ne savons donc plus vraiment réfléchir, tout simplement car nous sommes devenus trop impatients pour nous résigner à cet exercice, qui ressemble peu ou prou pour nous à une véritable ascèse : une ascèse neuronale. Penser est une activité lente, et la satisfaction qu’elle engendre ne se goûte qu’assez tardivement, en comparaison des pics de dopamine diffusés par nos technologies à n’importe quel moment. Ce qui fait que la pensée « naturelle » ne tient pas la compétition de ce que peut offrir la consultation compulsive d’un smartphone, en termes de plaisir immédiat.