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blanche

La revue n° 64 Notes de...

Notes de...

Maheva Hellwig

A mon ami de Bdx III, OPDT et Mrs. Plumett,
In regards of M.P.

Au grand déplaisir du jury de CAPES de Philosophie 2016, qui s’insurgeait que le taux de culture philosophique dans les universités soit si pauvre que 80 % des candidats ignore l’Œuvre de Condillac de toute leur scolarité, il est possible d’ignorer Jules Barbey d’Aurevilly [1] toute sa vie sans faire d’ulcère et d’être plutôt heureux, voire même bien portant.

Quelques réflexions plutôt intéressantes cependant ne manqueront pas d’éveiller au sagace lecteur l’intérêt du à certaines grandes œuvres. En guise de préambule, nous dirons simplement que Monsieur d’Aurevilly place lui-même l’œuvre dont nous allons parler [2] sous le signe des grotesques de l’ex-ex-royauté d’Empire emportant ses privilèges (desquels elle s’est longtemps infatuée, il faut bien le dire) outre-Manche, dans le giron ennemi de la perfide Albion. Nous allons parler bien entendu du

Chevalier Destouches

Chap I Trois siècles dans un petit coin

Les sœurs Touffedelys, Sainte et Ursule, reçoivent l’abbé de Percy et le baron Fierdrap dans leur maison de Valognes. La scène s’ouvre sur l’abbé entrant, sous une pluie battante, disant avoir vu un revenant :

le Chevalier Destouches !!

SA SOEUR, alors - dont vous connaîtrez le nom plus tard - surgit à la page 42 :

« […] cette contemporaine
de mesdemoiselles de Touffedelys ressemblait,
avec son nez recourbé comme un sabre oriental
dans son fourreau grenu de maroquin
rouge,

à la reine de Saba,

interprétée par un Callot chinois, surexcité par l’opium.

[...]

Cette femme avait un grotesque si supérieur
qu’on l’eût remarquée même

en Angleterre,

ce pays des grotesques où le spleen, l’excentricité, la richesse et le gin travaillent perpétuellement à faire un carnaval de figures auprès desquelles les masques du carnaval de Venise ne seraient que du carton vulgairement badigeonné. »

 

Sur la laideur : « Elle avait réussi à faire passer le visage de l’abbé pour un visage comme un autre, quoique, certes ! Il ne le fût pas ! » p. 42, p. 43 « Hylas de Fierdrap, était assis, les jambes croisées, une main sous sa cuisse comme le grand lord Clive […]. C’était un homme d’une taille médiocre, mais vigoureux et râblé comme un vieux loup, dont il avait le poil, si l’on en jugeait par la brosse hérissée, courte et fauve de sa perruque. »
Tant il est vrai que les grotesques ont ceci de sublime qu’ils sont laids, mais alors, terriblement laids ! M. d’Aurevilly Barbey, nous introduit dans un petit monde tout spécifique qu’il faut bien relire plusieurs fois avant d’en dégager l’essence divine, comme un bon tas de fumier qui mature au premier orage d’été.

D’aucun aura remarqué la ponctuation, très présente : le « (n’est-ce pas, Sainte ?) » de la page 78 particulièrement : «

- Ces femmes étaient dans tout l’éclat de leur fraîcheur de Normandes et dans toute la romanesque ferveur des sentiments de leur jeunesse ; mais dressées au courage par les événements mortels de chaque jour, […] ! ,,… (La vie du temps, les transes, le danger pour tout ce qu’elles aimaient avaient étendu une frémissante couche de bronze autour de leurs cœurs … )

Mais voyez plutôt ce qui suit :

« Vous voyez bien Sainte de Touffedelys dans sa bergère, qui ne traverserait pas aujourd’hui la place des Capucins, à minuit, pour un empire, sans se sentir de la mort dans les veines… eh bien, Sainte de Touffedelys (n’est-ce pas, Sainte?). »

Vous n’en avez qu’un specimen à vrai dire, mais entre ces incises, le vernaculaire de l’expression normande, bretonne, chouanne

« - Halte ! fit M. de Fierdrap, qui avait été uhlan en Allemagne ; halte ! répéta-t-il, comme s’il avait eu toute sa compagnie de uhlans sur les talons. J’ai connu en 180… lady Hamilton, et par les sept coquilles que je porte ! mademoiselle , je vous jure que c’était une commère à faire comprendre, même à un quacker, les satanées bêtises que l’amiral Nelson s’est permises pour elles !

[…]

- Corne de cerf ! fit le baron de Fierdrap surexcité, je vis un jour cette lady Hamilton en bacchante...»

Je passe aux plus prudes le « plaisir solitaire de Dieu »… /les intéressés se référeront à la page 83. /

pour en arriver à l’essentiel [3] :

« - Fierdrap a raison, dit l’abbé toujours taquin. Tu t’égailles trop, ma sœur. Vieille habitude de chouanne ! Tu chouannes… jusque dans ta manière de raconter.

- Ta, ta, ta ! fit mademoiselle de Percy, contenez vos jeunesses. Des Touches ! je vais y arriver; mais, mort Dieu ! […] ! »

C’est donc bien laid, c’est vieux, c’est usé (comme la royauté) mais c’en est conscient ! De l’usure du contrat social, : p. 42 , p.78 « brûlant de ce royalisme qui n’existe plus, même dans vous autres hommes, qui avez pourtant si longtemps combattu et souffert pour la royauté », de l’usure des us (O Tempora ! O Mores ! [4]) : « Il n’y a qu’au versant d’un siècle, au tournant d’un temps dans un autre, qu’on trouve de ces physionomies qui portent la trace d’une époque finie dans les mœurs d’une époque nouvelle, et forment ainsi des originalités qui ressemblent à cet airain de Corinthe, fait avec des métaux différents. », mais et surtout, l’usure de soi si on a été belle fille et qu’on devient vieille ou si l’on a le malheur de vivre laide :

«

Nous pouvons bien le dire, aujourd’hui que nous voilà vieilles. Et d’ailleurs, je ne parle pas de moi

Barbe-Pétronille de Percy [5]

qui n’ai jamais été une femme que sur les fonds de mon baptême,

et qui , hors de là, ne fus toute ma vie qu’un assez brave laideron, dont la laideur n’avait pas plus de sexe que la beauté du chevalier Des Touches n’en avait !

» [6]

Cette conscience assez aiguë de ce personnage ambigu, ambivalent qui fait tout le charme du roman ne cesse d’étonner, de surprendre, de ravir, serait à coup sûr portée par les mouvances LGBTQIA++∞ les plus actuelles. Outre le charme et la modernité de la pensée de Jules Barbey, existe une pensée toute vraie, une réflexion cachée à la châsse de ce roman qui arrive comme la scène V de l’acte I de Roméo et Juliette, le Bal ou La première expédition, car le lecteur taquin, laquai ou philosophe m’objectera comme le baron de Fierdrap :

«- Mais leurs noms, mademoiselle, leurs noms !

/A quoi je répondrai comme Mme de Percy /

- Leurs noms ! Baron ! /répondit la conteuse /,

ah ! N’allez pas croire que je pense à vous les cacher !

Je suis trop heureuse de les dire.

Il y a eu assez d’anonymes et de pseudonymes comme cela dans cette guerre de sublimes dupes que nous avons faite.»

Pour reprendre un peu le fil, il y a là (au moins dans notre tête) une idée tout à fait saisissante, de laquelle je ne connais point l’histoire mais écoutez plutôt l’Auteur :

«Écoutez-les : C’étaient La Varesnerie, La Bochonnière, Cantilly, Beaumont, Saint-Germain, La Chapelle, Campion, Le Planquais, Desfontaines et Vinel-Royal-Aunis, qui n’était que Vinel, en son nom, mais qui s’appelait Royal-Aunis, du nom du régiment dans lequel il avait été officier. Les voilà tous, avec Juste le Breton et M.Jacques !

Comme M. Jacques, dont le nom vrai s’est perdu sous le sobriquet de bataille, ils avaient tous aussi leur nom de guerre, pour cacher leur véritable nom et ne pas faire guillotiner leurs mères ou leurs sœurs, restées à la maison, et trop vieilles ou trop faibles pour faire, comme moi, la guerre avec eux.

En entendant ces noms, qui n’étaient pas tous nobles cependant, prononcés par un sentiment si profond qu’il donnait presque à cette vieille fille, coiffée de son baril de soie jaune et violet, la majesté d’une Muse de l’histoire, l’abbé de Percy et M. de Fierdrap eurent, d’instinct de sang, le même mouvement de gentilshommes. Ils ne pouvaient pas se découvrir, puisqu’ils étaient tête nue, mais ils s’inclinèrent à ces noms d’une troupe héroïque, comme s’ils avaient salué leurs pairs.»

S’enchaînent plusieurs idées absolument étonnantes : d’abord le nom comme reconnaissance, le nom comme distinction, considération d’être humain. Puis le sentiment de connivence, d’attaches axiologiques qui lient les êtres au sens propre[7] et métaphysique du terme. Enfin, il y a les usages d’emploi de la majuscule qui nous semblent bien particuliers… et on se référera aux citations précédentes en faisant attention aux lettres soulignées, auxquelles sera ajoutée la Guêpe, insecte qui apparaîtra toujours en italique, pourvu ou non de sa majuscule, mais désignant entre les lignes, toujours, la Wasp, entre modernité et tradition la plus vernaculaire donne à lire

le nom comme perte, le nom comme image déformée, le nom comme rédemption ou comme identité retrouvée.

Le nom comme cache, le nom comme secret

le nom comme véhicule d’une protection sans cesse recherchée[8].

Cette portée n’ayant pas la prétention de démontrer, mais d’éveiller les sens du lecteur engourdi par les canicules, nous espérons que ce point d’orgue énigmatique forcera quelques uns à entreprendre les expéditions qui doivent sauver le chevalier des touches, et nous espérons notre lecteur satisfait. J’espère que bien nombreux seront ceux qui entreprendront ce parcours, au moins jusqu’à l’anacrouse des pages 105-106 (surtout)-107 (jouissif) et 108, et qu’en bonne company, ils se laisseront séduire par les « ondes sonores qui agitait l’espace [pour] entendre sonner et bourdonner comme un bruit vague de cloches lointaines ! Illusion de nos sens qui nous trompaient à force de se tendre !

Il n’y avait pas même de cloches en ce temps-là.

[1] Voyez Wikipédia ou la Préface de :
[2] Jules BARBEY d’AUREVILLY, Le Chevalier des Touches, éd. GF-Flammarion, Chronologie et Préface par Jean-Pierre SEGIN, Paris, 1965.
[3] p. 90
[4] La désuétude du Mos majorum, ces valeurs anciennes, latines, dont même Suétone et Pline déploraient la perte (le courage inconditionné, le don de soi à la communauté, etc. Même si les livres stoïciens notamment fourmillent d’exemples… pardon, d’exempla, il est fort douteux que de tels êtres eûssent jamais existé...
[5] Je vous l’avais bien dit qu’on le saurait plus tard !
[6] p. 81.