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La revue n° 64 Notes de...

Notes de...

Jérôme Fortin

Défenestré. Extrait 1. Scène de Wilma avec sa belle-sœur

– Le seul génocide de l’histoire dont les victimes se portent volontaire et en plus le financent de leurs taxes !

De toutes les créatures adipeuses que Wilma a connues, Astrid est certainement la plus répugnante. Elle fait tourner les Wursten sur la grille du barbecue en buvant sa bière en même temps, son gros derrière oblitérant l’entièreté restante de l’univers compréhensible. Elle sait que la grossophobie est repréhensible et qu’elle ne devrait pas ainsi juger sa belle-sœur sur son poids, mais c’est plus fort qu’elle : Astrid, c’est un gros cul, et rien d’autre que ça. Une grosse bajoue allemande, couleur de saucisse, buveuse de bière, râleuse et théoricienne du complot de surcroît.

À quelques pas de là, une forme écrasée dans une chaise de jardin révèle la présence de Bernhard, le frère plus âgé de Wilma. Il se terre, comme toujours, dans un silence rectangulaire. Derrière lui, un pylône électrique, assis contre un ciel douteux, grésille tout autant que les saucisses sur la grille du barbecue.

– C’est du délire ! objecte Wilma. À ma connaissance, un génocide concerne un groupe ethnique en particulier, alors que là on vaccine tout le monde.

Sa belle-sœur pose sur elle ses yeux de phacochère puis sourit avec douceur, voire condescendance. Elle a sept ans de plus que Wilma et se permet, pour cette raison, de la traiter comme une enfant.

– Ma petite Wilma, dit-elle, tu n’as rien compris. On parle ici du génome humain, qu’on est en train de modifier à jamais avec ces thérapies géniques expérimentales. Car ces modifications seront transmises à nos enfants, puis nos petits-enfants, etc.

Wilma, qui possède un doctorat en chimie moléculaire, se sent profondément blessée dans son orgueil. Comment cette imbécile, qui n’a pas même pas été au gymnasium, peut-elle lui donner des leçons de génétique à elle, la plus éduquée de la famille ?

– Premièrement, dit-elle, énervée, on dit « vaccin » et non « thérapie génique », et ils ne sont pas du tout expérimentaux. Deuxièmement, aucune étude ne prouve que l’ARN messager peut migrer dans l’ADN !

– Faux ! répond, soudain furieuse, Astrid.

Et voilà qu’elle lui balance, comme ça, de mémoire, tout un tas d’études. Wilma ne s’attendait pas à devoir affronter une telle littérature. Elle est prise au dépourvu.

– Il faudrait voir de quels journaux il s’agit.

Astrid en nomme deux ou trois, ce qui étonne Wilma. Et des journaux Elsevier en plus, que Wilma connaît bien.

– Il faudrait fact-checker tout ça, lance-t-elle en dernier retranchement. Ce sont sûrement des interprétations erronées des résultats.

Le ciel, alors bleu-mauve, s’est bouillonné de rose. Aucunement aigrie par la discussion musclée avec sa belle-sœur, Astrid, avec un grand sourire idiot, annonce :

– Je pense bien qu’on va avoir droit à un orage !

– Un orage ? marmonne la créature à moitié endormie sur sa chaise. Il faut vite mettre tout le bazar à l’abris !

Il dépose sa bière puis se lève, essuyant du dos de sa main ses lèvres incertaines affligées d’un tic nerveux. Comme Wilma, il est grand et athlétique, avec les épaules larges. Lui aussi a toujours mal au dos, c’est de famille.

– Fais attention à ton dos, lui dit Astrid, en le voyant se pencher pour saisir la voiturette électrique du petit. C’est trop lourd...

Son front perpétuellement en sueur projette une lueur moite. Pauvre Bernhard, pense Wilma ; la douceur incarnée, pris avec une tarte pareille.

– Atchoum !

Elle a éternué sur ses saucisses en y saupoudrant trop d’épices. Pendant qu’elle essuie son gros nez stupide, elle dit :

– Et combien de morts ça vous prend pour qu’une exécution de masse puisse être enfin qualifiée de « génocide » ? Car on en est déjà à plusieurs centaines de milliers rien qu’en Europe, et probablement plus d’un million sur la planète.

Cette façon de balancer des énormités tout en faisant cuire des saucisses énerve Wilma au plus haut point. Encore une autre remarque du genre et elle fout le camps, c’en est vraiment trop.

– Et quels sont les fondements scientifiques de cette accusation délirante ?

– Ben... simplement les remontées de pharmacovigilance ! Tout ça est public, tu peux aller vérifier par toi-même.

Mais quelle folle ! pense Wilma.

– J’imagine qu’elles se trouvent sur le même site où sont rassemblées les évidences démontrant que la Terre est plate ?

– Tu vois, répond calmement Astrid, c’est pour cette raison qu’on ne peut pas discuter avec les endoctrinés comme toi. Nous, on s’efforce d’appuyer nos propos avec des faits. Vous, vous ne savez répondre qu’avec des insultes.

– Des faits ! Des mensonges oui !

Wilma est maintenant rouge comme une écrevisse. Voyant que la discussion dégénère en dispute, le frère de Wilma, un arrosoir démoralisé à la main, juge bon d’intervenir.

– Allons, allons... dit-il de sa voix raboteuse. Vous avez toutes les deux raisons à votre manière.

Wilma éclate de rire ; un rire hautain, le rire de celle qui est persuadée de son absolue supériorité.

– Comme s’il pouvait y avoir une once de raison dans ce délire conspirationniste !

– Oh, et puis ta gueule, conclu Astrid. Le jour où tu auras des contre-arguments plutôt que des insultes on en rediscutera peut-être...

Comme si de rien n’était, sous un ciel maintenant cobaltique, sa belle-sœur détestée pique avec assurance les saucisses et les fait rouler avec diligence dans les grandes assiettes déjà peuplées de poivrons farcis et de pommes de terre enveloppées d’aluminium. Au loin, au-delà du Rhin et de son eau baveuse, au-delà des vignes qui poussent sur ses rives mamelonnées, grogne le tonnerre. Wilma se sent stupide, avec ses diplômes supérieurs, sa maîtrise du piano et du ballet. Malgré tous ces accomplissements, toute cette flagrante supériorité intellectuelle, elle n’a pas réussi à faire taire sa Querdenker de belle-sœur qui, d’un air idiot, devant elle, beurre avec surabondance une patate fumante.

Sans titre - Daniel Guy