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La revue n° 64 Notes de...

Notes de...

Jean-Michel Maubert

FORME ET MIMÈSIS. LE DANGER D’UNE RESTAURATION
[partie 2]

On peut tenter de penser « le cas Benn » dans la perspective explicitée dans la partie 1 de cet article [1] (d’ailleurs, au début de sa thématisation du rapport dialectique beau/laid, Adorno cite Benn [2]). Les poèmes et proses expressionnistes des débuts (voir in «Morgue et autres poèmes», par exemple : «Petit aster», «Belle jeunesse» ; ou encore la nouvelle «Cerveaux» [3]), ainsi que la pensée de la Forme et de l’expressivité que Benn a déployée et portée à son extrémité solipsiste (sa façon de miser tout sur la syntaxe), montrent que celui-ci a bien saisi la violence de la Forme, ou la Forme comme violence « cristallisée ». Malheureusement, il succomba à cet éblouissement, à cette âpre compréhension, qui fut la racine même de sa poétique. C’est la lumière aveuglante de cette compréhension qui nourrit son nihilisme — « sa haine de la réalité » [4]. La haine, le nihilisme, le désir du rien, peuvent être décryptés ici comme l’envers d’une saisie douloureuse — absolutisée — du rapport sacrificiel à la mimèsis (au particulier comme tel, au non-identique). Comme le dit Adorno : « [Tout] art contient en soi, nié comme moment, ce dont il se détourne » [5]. À partir de cette expérience, Benn va interpréter (au cours de son épisode national-socialiste) l’élément mimétique en termes de puissance : de restauration d’une force brute, païenne [6] — il le pensait auparavant sur un mode essentiellement régressif : les marais, « le gène », la vie protoplasmique (ce qui peut renvoyer aussi à sa façon de lire le grouillement des forces en deçà des formes individuées, tel que Nietzsche le conçoit) : « Ô si nous étions nos plus lointains ancêtres. / Un grumeau de glaire dans un marais chaud.», « la thalassale régression » [7]. Cette thématisation de la puissance est, bien sûr, la traduction chez lui de l’élément (de la dimension) vital(e) — et c’est, sans doute, le fondement de sa dérive politique. Or, ce que représentait Benn, ce qu’il y avait de plus authentiquement expressionniste dans sa poésie, était insupportable aux nazis. Comme le dit Adorno, « plus on torturait dans les caves, plus on tenait à tout prix à sauver la façade [8].» L’aspect fondamentalement « non réconcilié » de la poésie de Benn (son côté lancinant et inconsolable ; un exemple parmi d’autres : «Ici bas pas de consolation», poème adressé à Else Lasker-Schüler) ne pouvait entrer dans la « logique » (la structure perverse) des bourreaux. Même la poésie tardive de Benn demeure irréconciliée — la violence de la souffrance n’est plus donnée expressivement, comme durant la période expressionniste (où on sent toujours gronder comme la lave l’élément mimétique), mais se trouve intériorisée ; renoncement, perte, impuissance, mélancolie, nostalgie (la dimension de l’inconsolable), sont des traces négatives, attristées, de ce qui a été vécu et pensé quelque temps sur un mode affirmatif (pour sa honte et son malheur) : « Marcher à travers tant de formes, / à travers moi et nous et toi, / mais tout pourtant resta subi, / et l’éternelle question : pourquoi ? // C’est une question d’enfant. Tu t’en rendis compte sur le tard, / il n’y a qu’une réponse : supporte / — que ce soit sens, désir, légende — / ce qui fut décidé au loin : tu dois. // Que ce soit rose ou neige ou mer / tout ce qui fleurit s’est fané, / il est seulement deux objets : le vide et le moi stigmatisé. » [9]. On peut (si on est généreux, ce que Benn ne demande pas pour lui-même) y voir une forme d’autocritique — une façon de se purger de la confusion de l’élément mimétique avec la force, avec la puissance. « Sur la terre sans bonté / à qui seule la puissance réussit / ta fragile floraison / fut semée en silence. » [10]

NOTES

[1] voir La page blanche, n° 62.

[2] Theodor W. Adorno, Théorie esthétique, Paris, Klincksieck, 1974, p. 75.

[3] «Petit aster» ; «Belle jeunesse», in Gottfried Benn, Poèmes, Paris, Gallimard, p. 37/38 ; «Cerveaux» : « Rönne, un jeune médecin qui avait autrefois beaucoup pratiqué la dissection, (...) avait travaillé deux années durant dans un institut d’anatomo-pathologie, cela veut dire qu’environ deux mille cadavres étaient passés entre ses mains sans qu’il ait eu le temps d’en prendre conscience, et il en était sorti curieusement et mystérieusement épuisé. », cette nouvelle date de 1914, in Le Ptoléméen et autres textes, Paris, Gallimard.

[4] « Le cerveau est une erreur. La bête sent la pierre. / La pierre est. Mais qu’y a-t-il en dehors de la pierre ? / Des mots et des bêlements. / (il tend la main vers son cerveau / et le décroche) / Je crache sur mon centre de pensée » ; « l’un de mes bras est toujours dans le feu. / Mon sang est cendre. Quand je passe devant / les poitrines et les ossements je sanglote toujours / ma nostalgie des îles tyrrhéniennes / (...) une terre de nihilisme et de musique » ; Gottfried Benn, Poèmes, Paris, Gallimard, 1988, Viande, p. 62 ; Ici-bas pas de consolation, p. 73.

[5] Theodor W. Adorno, Théorie esthétique, p. 29.

[6] Gilles Moutot écrit : « Cette pathologie, nous proposons de la nommer une différenciation unilatérale de la mimèsis, qui rend le processus de « civilisation » « malade », non de l’oubli d’une origine a-rationnelle, mais de l’oubli par la raison d’une partie d’elle-même : sa dimension mimétique. Dès lors, si toute idée d’une restauration de la seule mimèsis, n’est ni pensable ni souhaitable, en revanche l’idée d’une « rationalité mimétique » (qui notamment, dans les termes employés plus tard dans Dialectique négative, ferait droit à son « moment qualitatif ») n’est peut-être pas impensable. » (Adorno. Langage et réification, p. 92). Voir également, du même auteur, son subtil et profond Essai sur Adorno, Paris, Payot, 2010.

[7] Gottfried Benn, Poèmes, Paris, Gallimard, 1988, Chants, I, p. 52, Régressive, p. 166.

[8] Theodor W. Adorno, Théorie esthétique, Paris, Klincksieck, 1974, p. 79.

[9] Gottfried Benn, Poèmes, Paris, Gallimard, 1988, Seulement deux objets, p. 382.

[10] Gottfried Benn, Poèmes, Paris, Gallimard, 1988, Anémone, p.174.