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blanche

La revue n° 66 Notes de...

Notes de...

Jean-Michel Maubert

Par définition, tout récit configure le temps. Dans son extraordinaire livre ‘‘Les prophéties du texte-Léviathan. Lire selon Melville’’ (Éditions de Minuit, 2004), le philosophe Peter Szendy met à jour dans l’œuvre de Herman Melville une structure temporelle qu’il nomme ‘‘prophétie de prophétie’’. Une affiche. Deux évènements. L’élection contestée d’un président des E.U. Une guerre en Afghanistan. Entre les deux, l’annonce: ‘‘Voyage de pêche à la baleine par un nommé Ishmaël’’. ‘‘[Cette] affiche (...) inscrit l’histoire dans le texte et le texte dans l’histoire’’, une ‘‘structure en forme de double enclave’’, ‘‘nœud temporel inouï selon lequel Moby Dick contiendrait le programme du monde à venir, qui lui-même contiendrait le programme de Moby Dick’’(p.13). Au-delà de l’effet de résonance avec notre époque, P. Szendy s’efforce ‘‘de penser une forme de prophéticité, qui, dans la lecture, reste à venir comme une possibilité ouverte, peut-être comme l’avenir même’’(p.13). A propos de I(Je) – Ishmaël, le narrateur de Moby Dick –, P. Szendy écrit : ‘‘Une lettre parmi d’autres, mais observant et lisant les autres. Une sorte de lettre sentinelle [il la compare aussi à un ‘‘petit œil de cyclope’’], guettant l’advenir du texte-tempête à venir’’ (p.17), ‘‘comme si I était l’œil (eye) déchiffrant le cyclone qui approche. Car je, c’est évidemment le narrateur déployant le texte de la tempête qui vient, dont il est aussi le premier lecteur ; et c’est également le spectateur qui, dans le texte, la regarde arriver depuis la tranquille assurance de son foyer’’ (...) ‘‘à la fois le foyer du texte’’, ‘‘point focal de la narration à partir duquel le texte s’invente et se donne à lire’’, et, dans le texte, ‘‘point d’ancrage que le texte représente comme stable [...], face à cette tempête qui advient pour lui et par lui’’, tel un évènement inattendu qui ‘‘lui tomberait dessus du dehors’’ (l. 17/18). Ainsi, P. Szendy fait émerger la forme temporelle de la prophétie au sein du Texte-Léviathan. Sorte de ruban de Möbius : ‘‘À mesure que le livre Moby Dick s’écrit sous la plume d’Ishmaël, son narrateur scripteur, la baleine devient également un livre’’ (p. 52). Écrire et lire sont des activités de déchiffrement. Achab déchiffre ses cartes le soir sous la lampe de sa cabine ; il suit des lignes maritimes, des traces, signes vivants du passage de Moby Dick ; simultanément, son front se couvre de lignes qui sont les marques de son tourment, de son obsession pour la Baleine blanche (il ‘‘devient une sorte de page, un support de signes’’, p. 53). La quête et les histoires qui nous sont racontées s’écrivent sur la peau du texte, un livre qui, en s’enfonçant toujours plus intensément dans une profondeur archaïque – sédiments, labyrinthe –, ouvre simultanément un autre temps, anté- ou anti-chronique, ana-chronique, rompant avec le flux continu de l’histoire – Ishmaël a à voir avec le Jonas biblique, qui, comme le montre Szendy, s’oppose à Noé (‘‘ce qu’il capte c’est ce qui a échappé à l’archive de l’arche’’, p. 58) [1]. ‘‘Le cachalot est également couvert de traces, de marques en tout genre, qui l’apparentent à une sorte de vieux grimoire’’ (p. 53). Ishmaël lui-même s’est fait tatouer sur son corps les signes de ses ‘‘errances sauvages’’. L’interpénétration du monde et des signes permet de s’imprégner de cette vérité: ‘‘Léviathan est le texte’’. La remontée à la surface d’une forme archaïque qui ouvre littéralement l’a-venir se retrouve condensé sous une forme comique dans la nouvelle de Melville La table en pommier, où un petit ver, d’abord inapparent, mais présent par le son, les crissements qu’il fait en rongeant le bois d’une table ancestrale descendue du grenier, terrifie une famille bourgeoise qui croit son salon hanté. Le père lit Cotton Matter (pasteur puritain qui fut associé ‘‘aux procès des sorcières de Salem’’ et à l’interprétation des signes démoniaques, p. 89). Le petit ver de la table de pommier remonte des profondeurs du bois et du temps, strate après strate, pour finalement creuser/crever par en-dessous la surface, accéder à l’air et à la lumière, et finalement devenir autre chose. Melville n’a cessé d’explorer cette double structure du temps – que ce soit à travers les lignes de mer ou la structure ligneuse du bois de la table –, un temps vertical, désaxé – on le retrouve avec Achab: profondeur monstrueuse des océans, abysses du temps, mémoire antédiluvienne ; mais Achab est aussi ‘‘Vieux-Tonnerre’’: celui qui est comme un paratonnerre vivant, captant les feux du ciel, ce qui advient, surgit: l’imprévu, l’événement – l’Aïon, diraient les anciens Stoïciens. Au sein de ce texte-monde: la blancheur. Le blanc est support d’hallucination. Baleine blanche. Page blanche. Cette démonie du blanc se trouve au cœur de la magnifique nouvelle de Melville Le Tartare des vierges, évoquant une usine de fabrication de papier édifiée au-dessus d’un gouffre ; y travaillent des jeunes filles livides, on y décrit une machine (un Léviathan mécanique) produisant les feuilles blanches qui seront couvertes d’écritures, de traces... Le blanc est ici figure de l’enfer pour ces femmes exploitées, esclavagisées. La ‘‘prophétie de prophétie’’ induit des cassures dans la continuité du monde patriarcal. P. Szendy termine son livre en montrant que Moby Dick est un contre-Léviathan (il évoque une guerre des lectures Hobbes/Melville). Sur le frontispice du Léviathan de Hobbes (image de l’État comme principe d’unification), les individus sont des homoncules vus de dos, manteaux et chapeaux, enveloppés dans le corps du souverain ; chez Melville, ce sont des fantômes flottant à la surface des pages – une introuvable totalité. Il ne faut pas contracter avec Léviathan, se défaire du désir d’une totalité – faire que l’arkhè (le plus ancien, ce qui commande) ne se soumette pas l’a-venir, ne devienne pas un commandement au-dessus des hommes. Dans Moby Dick, on assiste à la décollation d’un Léviathan – pire même, par un trou foré on entre dans sa tête. Peut-être qu’une véritable prophétie est une anti-prophétie: elle doit maintenir l’a-venir ouvert – au sein de l’immanence du texte-monde.

[1] Sur ce point voir notre note sur le livre de Marc Richir ‘‘Melville. Les assises du monde’’ et la notion de ‘‘mythologie tronquée’’, Lpb n°61, p. 20.