Notes de...
Jérôme Fortin
TROUBLE IDENTITAIRE
Pascal se plaisait à décrire l’homme comme un fragile roseau qu’une goutte d’eau un peu trop obèse, ou en tout cas bien localisée, pouvait écraser. Au-delà des considérations purement balistiques de cet intéressant propos, ce frêle herbacé, développait encore Pascal, restera toujours, quoiqu’il advienne, plus noble que l’univers ou la société qui l’aura écrasé. Car il pense ce roseau ; enfin si on admet que le verbe penser désigne, dans ce bavardage de temps pluvieux, autre chose qu’une juxtaposition mécanique de signaux sonores entendus à la télé ou au PMU — ou encore, pour les plus brillants d’entre nous, lus dans des livres ou des journaux à vocation progressiste. Car celui qui pense vraiment crée, devrait créer, son propre alliage de pensées, comme le poète authentique crée son propre alliage de mots à partir de ceux qu’il retrouve aux chiottes en feuilletant, par exemple, le Paris Match ou le Bulletin des Agriculteurs. Tout comme chacun synthétise ses protéines singulières à partir des acides aminés qu’il croque, le penseur authentique synthétise des pensées propres à partir des bribes d’information polluant son atmosphère cognitive. Le penseur authentique est donc, par définition, un libre penseur, terme qui tend à devenir une étiquette infâmante, une étiquette qu’on associe volontiers aux épouvantails du moment que sont par exemple l’extrême-droite et le complotisme (pensons au terme Querdenker* utilisé en Allemagne durant la crise sanitaire). Cela dit, le penseur authentique n’est pas nécessairement un bon penseur. Il peut même être un parfait imbécile ou un fou incohérent. Mais un esprit libéré sera toujours préférable à un esprit programmé, aussi brillant soit-il ; d’où, je pense, par épuration de ce qui précède, en déduire l’abstraction suivante que le problème est purement identitaire. Mais avouons qu’on est encore loin, ici, de la trouée bleue qu’attendait peut-être le lecteur exaspéré qui commence à avoir mal à la tête. L’identité étant, par définition, celle d’un groupe distinct vis-à-vis un autre, qui se définit par l’autre, elle est antinomique à la libre pensée. On s’en sortirait presque si le gros là-bas ne répliquait en gueulant : ‘oui, mais un libre penseur est libre d’adhérer au groupe de son choix !’ (Comprenons ici : la gauche progressiste pour les uns, la droite populiste pour les autres). Car, défendra-t-on, la situation est grave, et il est impératif de s’unir contre l’ennemi commun. Et pour bien se reconnaître, pour être sûr de ne pas botter dans le but ennemi, il nous faut des uniformes. Des Docs Martens ? Des cheveux colorés avec des anneaux dans le nez ? Des costumes trois pièces avec rouflaquettes et raies sur le côté ? Car, avouons-le, Bock-Côté aurait l’air moins réactionnaire avec les cheveux roses et Greta Thunberg moins progressiste teinte en blonde et moulée d’une mini-jupe vermeille. Les équipes se sont formées ; de nouveaux conformismes ont été mis en place, et celui qui refuse de s’y conformer court le risque d’être rejeté par ses vieux amis et détesté par ses nouveaux. Car ainsi est le roseau, le stupide roseau : il aime être entouré d’autres roseaux qui, par multiplication, confèrent un volume géométrique à son insignifiance verticale. Mais le poète, lui, préfèrera toujours sa verticale fragilité à la sécurité rectangulaire du troupeau. Ou enfin… peut-être lui plaira-t-il parfois de retrouver un troupeau hétéroclite, déchiré de lumière, indéfinissable, assemblé par pur accident et exempt de toute idéologie politique cohérente. Mais il doit toujours faire gaffe de ne pas se faire piéger. Car, lorsque piégé, il arrive que le poète se suicide ou devienne fou, lorsqu’il réalise que ceux qui l’ont aliéné le rejettent une fois sa tâche cosmique accomplie. C’est exactement ce qui est arrivé à un certain Vladimir Maïakovski, auteur du Nuage en pantalon et amateur inavoué de crêpes bretonnes. Mais je ne suis pas un spécialiste.