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La revue n° 66 poètes de service

poètes de service

Linda Maria Baros

Auteur francophone d’origine roumaine, Linda Maria Baros, née en 1981, vit depuis de nombreuses années à Paris. Elle a publié plusieurs recueils de poèmes aux éditions Cheyne (dont « La Maison en lames de rasoir » qui a obtenu le Prix Apollinaire 2007), du théâtre et des ouvrages de critique littéraire.
Elle a également traduit une vingtaine de livres en français ou en roumain.

 

 

Les hérons dansent du rap sur la Seine

 Je descends tous les soirs au bistrot.

            La lumière dans mes regards s’éteint comme un feu

                                    picorée par les ablettes du foie.

            Je m’assieds à côté de la fenêtre, comme toujours.

            D’ici je peux aller n’importe où.

 

Je peux me rendre tous les jours à la gare. Là où

            les navetteurs sont éternellement les mêmes,

ils ont pris l’habitude tels les morts

            dans les cimetières :

                                    ils se disent ça va ? – ça va !

 

Moi, je me faufile parmi les valises et leur demande s’ils ont

                        pu lui parler, s’ils l’ont vue rire, danser

                                    le long des corridors, descendre du train.

Je leur montre une photo, je le demande à voix basse

            aux heurtoirs, aux touristes

                                               qui me font des signes d’adieu,

            peut-être là-bas, dans les champs, les contrôleurs,

                        les mécaniciens, sa robe flottait        

                        sur le remblai, son parfum respirait encore.

            Voilà, aucune nageuse ne détache son pas               

            du marchepied, ne descend toute seule du wagon.

 

Et je me mêle dans la nuit aux hommes qui regardent l’eau

                                               et se taisent. Pas même ceux qui

                        passent le pont Mirabeau n’en savent rien.

                        Les témoins se rabattent le béret sur les yeux.

                                    Et l’odeur de poisson enveloppe

            les exhibitionnistes livides, qui observent tout, effrayés

            qu’ils sont dans leurs manteaux d’une couleur                                                                                            incertaine.

Je m’accroche à la balustrade en pierre et demande :

                        l’eau, troublée, n’a vu aucun vol en descente.

Par-dessous dévalent les chalands, les matelots

me regardent étonnés. Ses pas qui flottaient sur les vagues,

ses petits pas d’oiseau auraient ébranlé

leurs corps squelettiques, comme quelques mâts

plantés dans les nuages de la tempête, ses frères

égarés dans les profondeurs.

 

Et sur les toits, dans l’obscurité, le silence de la mort.

Aucun être pur, dévêtu, qui a enlevé ses métaux, la confusion.

            Pensifs dans leur tangage, les immeubles chavirent,

            tout en s’appuyant sur les rues comme le rivage                                                                                         sur l’eau.

                        Comme les nageuses qui sautaient autrefois

                        sur les genoux des hommes autour de la table.

Les chats roux des cheminées sortent de nulle part,

les birmans de la tôle galvanisée,

et moi je demande. Leur passage caresse

                        les toits comme les roues d’un train qui n’ont

                        point connu le moindre pas d’une voyageuse.

                                    En vain, les simulations, les glissements

                                               de sens qu’induisent les toits.

            Deux nonnes, sur une charpente, s’appuient contre le                                             vide, négocient avec le mal,

                        avec le bruit d’os brisés qui monte de la rue.

 

Et nous, drapés dans le silence, autour de la table,

nous parlons comme des sourds,

pris dans le dialogue heurté des verres,

sous le tremblement subtil des pots de fleurs

perdues autrefois dans la saison de notre écoute.

 

À minuit, je sors dans la rue.

Je peux revoir les néons qui ont poussé, froids,

par-dessus le bistrot. Les éoliennes de fumée

que tranche, peut-être, leur rasoir cathodique.

De toute manière, je les entends d’ici :

les hérons dansent du rap sur la Seine.

 

 

 

 Le Pont de Jambes

Il y a des nuits où je dors

– comme une langue nouée, c’est ainsi que je dors –

                  sous ce pont.

 

À l’ombre, des jeunes Brésiliennes font du ski nautique,

            essayent de rattraper

                                    des yachts luxueux, fantomatiques,

            et me jettent, souriantes, chemin faisant,

                        la petite monnaie de leur poitrine étincelante.

Les nageuses de crawl, qui fendent les eaux en grande vitesse,

                        m’offrent des moitiés de hanches,

de cous.

           

Et alors se mettent en marche les hauts cordages,

                        au-delà desquels agissent

            les grues efflanquées de l’attraction universelle :

            comme une immense marée basse,

la réalité reflue vers le ciel.

 

Et alors montent jusqu’à moi les cris de ceux qui passent,

                        les nageoires caudales, les entonnoirs de sable

                        et les autres poupées blanchâtres,

                                                           désarticulées, du fleuve,

                                    ils montent tous, fantomatiques,

                                    jusqu’à ma berge haute et usée.

 

Et moi, comme un plongeur à grande profondeur,

                        je m’endors enfin,

                                    noué sous ce pont.

 

 

Poèmes extraits du recueil La nageuse désossée. Légendes métropolitaines
Le Castor Astral, 2020