Notes de...
Jérôme Fortin
Sentant le besoin de brûler les viatiques que j’ingère*, jour après jour, sans modération, je décidai d’aller me promener dans Paris. Le charme d’une promenade est que rien ne nous concerne directement ; aucun but géodésique ou autre ne dérange le cerveau de son sommeil inutile. Que l’on tourne à gauche, ou à droite**, ou revienne subitement sur ses pas pour regarder la même chose avec un angle différent (bousculant, au passage, un culturiste), cela n’affecte en rien le but de l’exercice, qui est de brûler de la calorie sur un mode contemplatif, ainsi que le ferait un canard ou un idiot.
Extérieur à ce trésor, donc, comme transposé dans le repli d’une énième dimension semi-dissoute. On en vient presque à se croire invisible, et on se surprend à pratiquer son allemand à haute voix, marchant d’un pas lent, très lent, comme ça, prenant de longues pauses au milieu des intersections pour mieux entendre son écho. Ce n’est qu’au regard terrifié d’un couple de touristes japonais qu’on émerge enfin de sa stagnance pour reprendre son retard podométrique. Ou le klaxon d’un livreur. Normalement sur l’avenue de l’Opéra. Ça pourrait tout aussi bien se passer à Clermont-Ferrand, mais j’habite Paris 8, Rue de Moscou.
En cette fin de journée d’automne, le ciel couvert d’un beau doute nuageux (le proche éparpillement du doigté lumineux***), j’avais poussé au-delà du Louvres, traversé la Seine et gagné Saint-Germain-des-prés. Rue de Verneuil en hommage à Serge. Passé voir les snobs du Café de Flore, puis retourné en direction des quais. J’aurais tout aussi bien pu suivre la trajectoire jumelle, ou même ignorer la tête de chou, que le résultat eut été le même ; en passant devant ce bouquiniste, le long du quai Voltaire, mon œil oisif fut happé, si tel est le bon verbe, par le volume X des œuvres complètes d’Antonin Artaud : LETTRES ÉCRITES DE RODEZ. Pas cher et en bon état. Temps idéal, pensais-je, pour une petite dose de poésie migraineuse. Enfin, c’est ce que je pensais.
Car qui ouvre un livre d’Artaud est mentalement préparé à quelques agressions du genre : «cette sale carne galeuse, bondée de rats et de vieux pets» ou «ce sale corps, pourri, taré, pleins de sarcoptes, vert de pustule», ce qui peut être appréciable, ne serait-ce qu’en tant d’antipoison au spectacle truqué du corps dont s’abreuve notre société mentalement adolescente et sa presse d’information. C’est quand même bien d’entendre un discours contradictoire de temps en temps, et de nous rappeler que le corps n’est pas qu’une source de plaisirs cochons, mais également un réservoir de pets et de douleurs, tant physiques que psychiques, et un véritable fardeau pour des millions, voire des milliards d’êtres humains****. Dans la société des enfants, celle de Disney, il est rare d’entendre des propos tels que : «celui qui dort ne sait pas qu’il n’est pas seul à dormir et que d’autres ossements que les siens lui décomposent son squelette et se tournent dans son sommeil». J’admets avoir puisé dans le scabreux pour appuyer le propos et son effet. Mais Artaud c’est plus que ça, enfin du peu que j’en sais.
Dans ces lettres écrites à ses amis et sa famille, totalisant plusieurs centaines de pages, et dont la lecture nous happe presque malgré nous - afin d’utiliser une seconde fois ce lieu commun - nous découvrons un Antonin Artaud affaibli, trop affaibli, même, pour pousser le moindre cri de colère. L’élocution, qu’on sent rapide et automatique, comme dans ses poèmes, descend, au cours de ces textes, dans les octaves les plus noires de la solitude et de la souffrance ; il ne se réclame plus que de l’expression courante, mais les pages du livre se referment néanmoins mal. On reste loin de la pensée exacte ; les mots, sous la plume d’Artaud, ne sont jamais exempts de sortilèges. Même lorsqu’il écrit à sa mère, prosaïquement, pour lui demander de cesser de lui envoyer des chocolats, de les garder pour elle en ces temps de restriction, les matériaux ordinaires du langage ***** dégorgent l’huile essentielle de son génie agité.
Notes
* Le sport est un fétichisme
** Ou bien l’inverse
*** Stéphane Mallarmé, qui habita lui aussi rue de Moscou vers 1871
**** Pour ne s’en tenir qu’à l’animal humain
***** Utilisés, entre autres, par Paris Match