La
page
blanche

La revue n° 62 Séquences

Séquences

Matthieu Lorin

1

Au commencement, il y a les eaux qui glissent le long de ma peau et la retroussent, comme on remonte les jupes d’une fille avant de s’enfuir en courant. Puis les poumons qui se déchirent.

Un cri se fait entendre ; on attend le mien
Moi je n’ai rien dit : je ne voulais pas avouer, pas tout de suite. Attendre encore un peu avant d’exister, cela n’a jamais fait de mal à personne.

2

On se penche au-dessus de moi mais je ne les reconnais pas : je n’ai jusque-là fréquenté que les dieux et eux ont des cicatrices d’acné et des haleines de tisseurs de mensonge.

C’est ainsi que je fais mon entrée dans le monde, à ce qu’on m’a raconté.

3

Mon frère m’attend sur le seuil. Le miroir qui nous a moulés révèle quelques éclats : ses cheveux ont la force des sous-bois, son corps se déplace dans des diagonales que je ne connais pas.

Tandis que mes yeux, opaques comme un verre de lait, remarquent à peine ma peau plissée, chemise mal repassée sur un mannequin creux.

Un monde nous sépare et je ne sais pas encore que tout peut se briser, le temps comme les corps.

4

Nous voyageons au-delà de la colline, habitons désormais « le plateau ». D’un côté les hésitations du futur, une peau de verre et des timidités sans charme ; de l’autre, la chaleur du berceau et les mains qui soignent.

Il y a dans ces premiers mois ces muscles trop faibles qui ne mènent nulle part : monde réduit à un plafond que j’observe comme un augure ouvrirait ses propres entrailles pour y découvrir son futur.
Même s’il n’est pas encore question d’avenir dans ce corps aux allures de riz soufflé.

5

Alors c’est ainsi que l’on vit : un mal de dents à arracher les vipères du trou dans lequel elles se terrent, des jambes qui ne nous obéissent pas, un corps protégé par une maison au crépi jauni.

J’espérais pourtant des pas qui gravissent des montagnes et une bouche capable d’insulter les dieux sans effrayer les oiseaux.

Mais mes mains, mon estomac, ma rancune : tout est trop étroit. Est-ce le monde qui s’adapte à moi ou son ridicule qui me saute à la gorge ?

6

La Terre se met à tourner dans le sens inverse, comme si les plis du temps se détachaient les uns après les autres et qu’au bout du compte, il ne restait plus que ma main sur une page blanche.

La gauche, comme celle de mon frère.

à noter que ces poèmes font partie du recueil L’éboulement du temps qui sera publié
en 2024 aux éditions « Aux cailloux des chemins »