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blanche

La revue n° 63 e-poésies

e-poésies

Café du métro – angle de la rue de Rennes et rue du Vieux Colombier – 6e arrondissement – lundi 3 octobre à 10 h 50

J’ai trouvé une place juste à côté de la bouche de métro Saint-Sulpice et les passants sont obligés de longer ma table de très près – me frôlant parfois. J’ai habité rue de Rennes entre mes dix et mes treize ans et demi. Ce fut mon premier logement parisien et la rue de Rennes représentait pour moi la quintessence de Paris – la colonne vertébrale de la capitale et sa substantifique moelle. Forcément : à douze ans on se croit au centre de la vie, peu conscient de l’espace et du temps en dehors de son propre corps. À l’époque je voyais Saint-Germain, en bas de la rue, comme un pôle négatif, vers les cendres refroidies des sinistres années cinquante, après lesquelles Juliette Greco avait haï les dimanches, et la tour Montparnasse, en haut, polarisant toutes les attractions et les motifs d’excitation, colorée, musicale, moderne et vivante. Aujourd’hui cette rue est pleine d’une froide austérité automnale mais, dans ma mémoire, le soleil des années 80 irradiait tout le quartier et jusqu’à mes rêves nocturnes. Non pas que mon enfance fut radieuse de bout en bout – loin de là ! – mais mon esprit devait être suffisamment vierge et impressionnable pour capter les rares rayons de passage. Je m’attendais à trouver ce matin dans cette rue une population chic et bourgeoise mais les visages et les tenues respirent plutôt les longs labeurs sans joie et les réveils déjà las et fatigués. Beaucoup ont le smartphone en ligne de mire et plongent dans les entrailles du métro sans le quitter des yeux – tel l’homme-grenouille s’agrippant à son maigre tuba – et il y a sans doute dans les téléphones portables cette vertu d’oxygénation trop sous-estimée. J’habitais il y a quarante ans au-dessus du cinéma nommé à présent l’Arlequin : il s’appelait en ce temps-là le Cosmos et passait exclusivement des films soviétiques dont, ma mère et moi, nous observions les affiches avec un mélange de crainte et de réprobation, comme si une horde de chars russes allait sortir de cette salle et nous écrabouiller illico. Nous regardions aussi la boîte de nuit attenante, et sa glauque enseigne titrée «le Caramel», avec un dégoût mêlé de pitié, tant les hurlements féminins de ce lieu de perdition scandaient scandaleusement (ou horripilaient horriblement) nos pauvres sommeils en lambeaux.
Tout cela n’existe plus maintenant, sauf dans ma tête et peut-être dans celle de ces hurleuses en détresse.
Et, sous le torrent de la mémoire, il m’apparaît que cette préadolescence ne fut pas si lumineuse qu’on veut bien le dire mais, au fin fond de certaines ténèbres je trouvais matière à projeter de jolies et bizarres fantasmagories et les rares bouquets d’étincelles prenaient d’autant plus de relief et de panache.

Marie-Anne Bruch