poètes de service
Gorguine Valougeorgis
Dentiste itinérant je me sens plus proches des mots que des dents mais des gens que des mots.
J’aime la poésie au service des gens mais pas plus que les gens au service de la poésie.
mais pas plus que les gens au service des gens. Le top du top c’est les gens au service des gens.
Le top du top de la poésie, c’est les gens au service des gens.
Le reste c’est surtout des mots, c’est joli aussi, des fois, mais c’est moins de la poésie.
06:45 (de l’autre côté de nos peaux)
tous les matins
le miroir nous dit si
rien ne dépasse
n’a poussé durant la nuit
si tout est à sa place
on se sert un café
rassuré d’avoir conservé
un temps encore son visage
mais on ne veut pas voir
ce qui se passe
de l’autre côté de nos peaux
terrifiés de découvrir
ce qui nage
ou se noie en dessous
on préfère rester à la surface
avoir pied
comme à l’âge des brassards
devant la glace,
des poils, des cheveux
un ongle oublié
mais de l’autre côté aussi
des ombres poussent
de l’intérieur
sans la surveillance des miroirs
nos organes comme nos mots
se disputent le vide.
07:00 (matin midi soir)
souvent des douleurs intestinales
il est tant de choses qui
se digèrent mal
dans le meilleur des cas
mon corps porte
une armure qui s’épaissit au
fil des jours
comme une robe de sable elle
ensevelit chaque parcelle
de ma peau j’ai
de plus en plus peur
de disparaître sous les pieds nus des
vacanciers qui se promènent sur la plage
je ne saute plus de si haut
dans la mer
je pèse trop lourd sous
cette ferraille
dans le ventre une
accalmie au moins trois fois par jour
à chaque prise d’anxiolytiques
et parfois un arc-en-ciel…
09:00 (le bâtisseur)
je visite la bouche de mon patient
comme une ville étrangère avec
ses ponts
ses fleuves, ses monuments historiques et toujours quelque cantine
de cuisine locale
je me mets dans la peau d’un
touriste curieux bob
sur la tête sandales
à scratch aux pieds Kodak au cou rien
n’échappe à mon objectif
le tour effectué je deviens
architecte et établis
minutieusement
des plans de réhabilitation de
rénovation en tentant le mieux possible
de préserver l’esprit et le style premier
de la ville
des fois la cité entière est un champ de ruines il
faut tout rebâtir de la première à
la dernière pierre qui achève
la ligne du sourire
il n’y plus de temps à perdre alors
les fondations sont branlantes et même
les cris des cours d’école
se sont tus
j’appuie sur la pédale qui
active mon rotatif
il faut laisser l’espace nécessaire
entre chaque structure pour faire
pousser les arbres et les
fleurs que les générations futures
puissent encore
respirer
regarder un oiseau faire son nid
cueillir une rose
écrire un poème.
Durant la journée (Apnée)
si tu me demandes ce que je fais je
te dirais que je m’attelle
tous les jours du mieux que je peux à
fabriquer des sourires physiquement et
moralement
physiquement n’est pas le plus compliqué
hormis quelques
cas d’école
c’est moralement que c’est dur l’homme
qui a tout perdu
je veux dire sa dignité qui
de l’intérieur
saigne à flots
en continu
sans laisser une tâche sur le sol peut s’habituer
facilement
à porter de nouvelles dents
en céramique métal
ou résine
à manger de nouveau
de la viande bien cuite à avoir
un travail une compagne lui parler sans
zozoter
mais il aura plus de mal à
sourire même en se forçant
les zygomatiques de l’âme sont
atrophiés depuis trop longtemps
souvent cependant
une lueur brève
et si vive
traverse le regard
quand il se voit dans le miroir
que je lui tends.
je respire.
Durant la journée (Asphalte)
j’ai appris à l’usure
à reconnaître l’odeur
de l’humain qui dort dehors
rance entre
le tabac froid, la bouteille
l’asphalte surtout l’asphalte du sdf : le
poisson du poissonnier
pénètre les pores jusqu’aux os colle
à la peau
s’infiltre comme la crasse sous les ongles puis aux articulations qui ankylosent
les rapports au monde
le bain de bouche
ou la douche faite
à la hâte au foyer ou
au gymnase municipal
ne suffisent pas
à masquer la honte
quand cette odeur s’allonge
dans mon fauteuil je suis
très attentif à prendre le temps
regarder bien dans
les yeux et serrer un peu plus
la poignée de mains de fin de séance
ne pas nécroser plus loin ce
qu’il reste de vie et
redonner ne serait-ce qu’un instant
une fluidité au sang que circule de nouveau
l’espoir
coagulé quelque part
trop loin du cœur.
(Extraits de Matin, midi, soir, Polder 189 paru grâce au partenariat des éditions Gros Textes et de la revue Décharge. www.dechargelarevue.com)