La
page
blanche

La revue n° 63 poètes de service

poètes de service

Gorguine Valougeorgis

Dentiste itinérant je me sens plus proches des mots que des dents mais des gens que des mots.
J’aime la poésie au service des gens mais pas plus que les gens au service de la poésie.
mais pas plus que les gens au service des gens. Le top du top c’est les gens au service des gens.
Le top du top de la poésie, c’est les gens au service des gens.
Le reste c’est surtout des mots, c’est joli aussi, des fois, mais c’est moins de la poésie.

 

06:45 (de l’autre côté de nos peaux)

tous les matins

le miroir nous dit si

rien ne dépasse

n’a poussé durant la nuit

si tout est à sa place

on se sert un café

rassuré d’avoir conservé

un temps encore son visage

mais on ne veut pas voir

ce qui se passe

de l’autre côté de nos peaux

terrifiés de découvrir

ce qui nage

ou se noie en dessous

on préfère rester à la surface

avoir pied

comme à l’âge des brassards

devant la glace,

des poils, des cheveux

un ongle oublié

mais de l’autre côté aussi

des ombres poussent

de l’intérieur

sans la surveillance des miroirs

nos organes comme nos mots

se disputent le vide.

 

07:00 (matin midi soir)

souvent des douleurs intestinales

il est tant de choses qui

se digèrent mal

dans le meilleur des cas

mon corps porte

une armure qui s’épaissit au

fil des jours

comme une robe de sable elle

ensevelit chaque parcelle

de ma peau j’ai

de plus en plus peur

de disparaître sous les pieds nus des

vacanciers qui se promènent sur la plage

je ne saute plus de si haut

dans la mer

je pèse trop lourd sous

cette ferraille

dans le ventre une

accalmie au moins trois fois par jour

à chaque prise d’anxiolytiques

et parfois un arc-en-ciel…

 

09:00 (le bâtisseur)

je visite la bouche de mon patient

comme une ville étrangère avec

ses ponts

ses fleuves, ses monuments historiques et toujours quelque cantine

de cuisine locale

je me mets dans la peau d’un

touriste curieux bob

sur la tête sandales

à scratch aux pieds Kodak au cou rien

n’échappe à mon objectif

le tour effectué je deviens

architecte et établis

minutieusement

des plans de réhabilitation de

rénovation en tentant le mieux possible

de préserver l’esprit et le style premier

de la ville

des fois la cité entière est un champ de ruines il

faut tout rebâtir de la première à

la dernière pierre qui achève

la ligne du sourire

il n’y plus de temps à perdre alors

les fondations sont branlantes et même

les cris des cours d’école

se sont tus

j’appuie sur la pédale qui

active mon rotatif

il faut laisser l’espace nécessaire

entre chaque structure pour faire

pousser les arbres et les

fleurs que les générations futures

puissent encore

respirer

regarder un oiseau faire son nid

cueillir une rose

écrire un poème.

 

Durant la journée (Apnée)

si tu me demandes ce que je fais je

te dirais que je m’attelle

tous les jours du mieux que je peux à

fabriquer des sourires physiquement et

moralement

physiquement n’est pas le plus compliqué

hormis quelques

cas d’école

c’est moralement que c’est dur l’homme

qui a tout perdu

je veux dire sa dignité qui

de l’intérieur

saigne à flots

en continu

sans laisser une tâche sur le sol peut s’habituer

facilement

à porter de nouvelles dents

en céramique métal

ou résine

à manger de nouveau

de la viande bien cuite à avoir

un travail une compagne lui parler sans

zozoter

mais il aura plus de mal à

sourire même en se forçant

les zygomatiques de l’âme sont

atrophiés depuis trop longtemps

souvent cependant

une lueur brève

et si vive

traverse le regard

quand il se voit dans le miroir

que je lui tends.

je respire.

 

Durant la journée (Asphalte)

j’ai appris à l’usure

à reconnaître l’odeur

de l’humain qui dort dehors

rance entre

le tabac froid, la bouteille

l’asphalte surtout l’asphalte du sdf : le

poisson du poissonnier

pénètre les pores jusqu’aux os colle

à la peau

s’infiltre comme la crasse sous les ongles puis aux articulations qui ankylosent

les rapports au monde

le bain de bouche

ou la douche faite

à la hâte au foyer ou

au gymnase municipal

ne suffisent pas

à masquer la honte

quand cette odeur s’allonge

dans mon fauteuil je suis

très attentif à prendre le temps

regarder bien dans

les yeux et serrer un peu plus

la poignée de mains de fin de séance

ne pas nécroser plus loin ce

qu’il reste de vie et

redonner ne serait-ce qu’un instant

une fluidité au sang que circule de nouveau

l’espoir

coagulé quelque part

trop loin du cœur.

 

(Extraits de Matin, midi, soir, Polder 189 paru grâce au partenariat des éditions Gros Textes et de la revue Décharge. www.dechargelarevue.com)