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La revue n° 63 Notes de...

Notes de...

Jean-Michel Maubert

FORME ET MIMÈSIS. LE DANGER D’UNE RESTAURATION
[partie 1]

Dans ma novella Pénombres [1] apparaît l’étrange figure de Gottfried B., qui est d’une certaine manière un double du médecin et poète Gottfried Benn. Benn est l’un des plus grands poètes expressionnistes. Il fait du poème un absolu ; le traite comme une forme solipsiste et intense, énigmatique. Ce poète violent, douloureux – fulgurant – , succomba pendant une courte période aux sirènes nationales-socialistes. On se souvient du triste épisode où il répondit (avec une terrible mauvaise foi) à Klaus Mann. Benn se rendra compte de son erreur (il écrira, avant la fin de la guerre, des poèmes anti nazis, qu’il fera éditer à compte d’auteur). Adorno accordait un certain crédit à Benn, comme le montre ce passage d’une lettre au poète Peter Rühmkorf : « Benn a commis politiquement des horreurs, mais en un sens politique plus élevé il a toujours plus à voir avec nous que beaucoup d’autres [2]. » Quelle serait cette parenté, a priori fort improbable ?

Il est possible de faire l’hypothèse que la quête esthétique de Benn, de même que ses sinistres errements, peuvent être interprétés (en partie) à l’aune de la conception adornienne de la
mimèsis.

L’oubli de la mimèsis est au cœur de La Dialectique de la
Raison
. La mise en tension critique de la science et de la magie, par exemple (à travers le rapport de cette dernière au sacrifice — l’animal sacrifié étant choisi pour ses particularités, son unicité, ce qui fait de lui un substitut et le sacralise), permet de montrer que « [dans] la science, (…) [la] possibilité de substitution devient fongibilité universelle. Un atome n’est pas considéré comme un élément de remplacement lorsqu’on le désintègre, mais comme échantillon de matière et le lapin ne va pas au laboratoire comme suppléant : c’est en tant que spécimen qu’il y est martyrisé. Du fait que, dans la science fonctionnelle, les différences sont si floues que toute chose se perd dans la matière une, l’objet de la science est pétrifié et le rituel rigide de jadis paraît souple, puisqu’il substituait une chose à une autre chose [3]. » La particularité, la non-identité des êtres, constitutives de la dimension mimétique, se trouvent effacées par l’objectivation instrumentale. Comme le dit Gilles Moutot : « [en] toute rigueur, il faudrait toujours entendre, lorsqu’Adorno parle de la mimèsis, le « comportement mimétique » d’un sujet apte à faire cette « expérience non réglementée » : être sensible — se rendre semblable — à l’»indéfinissable dans les choses» (selon le mot de Valéry qu’Adorno citait volontiers) plutôt que d’assimiler celles-ci aux déterminations de l’»objet» [4]. » L’art lui-même porte les stigmates de cette négation par la raison instrumentale de la dimension mimétique. En témoigne la dialectique du beau et du laid. Le laid a rapport avec la souffrance. Il exprime quelque chose de l’oppression [5]. Dans sa Théorie
esthétique
, Adorno élabore une dialectique complexe du beau et du laid au sein de laquelle il thématise le principe subjectif qui anime la raison comme violence de la forme (de la raison) exercée sur son (ses) autre(s) : la nature, extérieure et en nous (ce qui résonne avec les célèbres passages consacrés à Ulysse dans La Dialectique de la Raison). C’est le revers sombre du beau pensé comme principe d’harmonie. À l’encontre de l’art « harmonieux », l’art « authentique » montre/exhibe, à travers son travail sur les formes, la violence dont lui-même procède (celle de la raison, et de sa tendance totalitaire — penchant profond de la raison, identifié par Horkheimer et Adorno, et réalisé, exemplairement, dans le capitalisme tardif). Il ne s’agit pas pour l’art d’intégrer le laid pour le neutraliser, mais, au contraire, de l’intérioriser, le laisser « vibrer » par le biais de la dissonance (ce que l’idée du sublime laisse entrevoir) : l’art ne doit pas (simplement) pacifier ce que le laid fait entendre et laisse sourdre comme menace ; il faut le laisser gronder à travers la pureté même des formes. C’est ainsi que l’art dit quelque chose de cette contrainte/de cette violence de l’Esprit subjectif qu’est la raison instrumentale.

NOTES
[1] in Décombres, éd. de L’Abat-Jour, 2021.
[2] Stefan Müller-Doohm, Adorno. Une biographie, Paris, Gallimard, 2004, p. 381. Pour approfondir l’étude du « cas » Gottfried Benn (notamment son rapport à Nietzsche), on peut se reporter à l’article de Jacques Bouveresse : « Gottfried Benn, ou Le peu de réalité & le trop de raison », in Essais II. L’époque, la mode, la morale, la satire, Marseille, Agone, 2001, ainsi qu’au livre d’Alexandra Pignol : Gottfried Benn. Art, poésie, politique, Paris, L’Harmattan, 2010. On peut aussi lire en ligne l’article de Roger Coffin : « Gottfried Benn et le national-socialisme », Revue Belge de Philologie et d’Histoire, 38-3, 1960, pp. 795-808.
[3] Max Horkheimer et Theodor W. Adorno, La Dialectique de la Raison, Paris, Gallimard, 1974, p.28.
[4] Gilles Moutot, Adorno. Langage et réification, Paris, PUF, 2004, p. 79.
[5] « L’opprimé qui désire la révolution est vulgaire, selon les normes de la belle vie de la société laide, et rendu difforme par le ressentiment ; il porte tous les stigmates de la dégradation sous le fardeau de la servitude du travail, surtout manuel. » (Theodor W. Adorno, Théorie esthétique, Paris, Klincksieck, 1974, p. 78)