La
page
blanche

La revue n° 63 Notes de...

Notes de...

Avégédor Lourfique

L’OMBRE JAUNE

Imaginons le comateux se réveillant dans une jarre en janvier 2022. Imaginons-le suffisamment statisticien pour ne pas confondre les pommes, les poires et les bananes ; assez statisticien pour comprendre qu’une cloche est une distribution normale et que l’exaspération d’une asymptote est infinie. Bien qu’il ne soit ni médecin ni chamane, seulement cadre très moyen, Michel est quand même doté d’un cerveau apte à la réflexion scientifique. Il peut comprendre ces choses simples que sont, par exemple, les échanges hydriques entre mers et nuées ; il comprend pourquoi les nuits sont froides dans le désert des Mojaves et pourquoi certaines roses fleurissent à travers le quartz. Il revient chez lui après cette longue absence, enlève son chapeau démodé de 2019, dépoussière son canapé et allume la télé. Il apprend, estomaqué, que la planète est ravagée par une horrible pandémie nécessitant un état d’urgence permanent et la mise en place de lourdes restrictions sanitaires. Essayez juste un instant (mais essayez vraiment - essayez, essayez, essayez de toutes vos forces) d’imaginer la brutalité du choc pour un cerveau encore épargné par ces deux années de propagande. Tous, grands et petits, femmes enceintes, hommes-troncs, doivent obligatoirement se faire inoculer un produit dont le pauvre Michel n’a encore jamais entendu parler. Mettez-vous à sa place. Les gens de la télé parlent de vaccin, mais ce qu’ils décrivent ne correspond pas aux définitions qu’il a apprises à l’école de ce qu’est un vaccin. Car ce messager, comme ils disent, ce messager divin, ce messie, ne semble ni empêcher de contracter la maladie, ni même de la transmettre. Et en plus, on doit se le faire injecter obligatoirement tous les quatre mois ! Pourtant Michel n’est ni gilet jaune ni particulièrement méfiant envers le gouvernement ; il croit même, ça vous étonne, que la terre est ronde et que le soleil est fixe par rapport à ses satellites. Mais Michou, son cerveau, eh bien il date de 2019 ; et à cette époque déjà lointaine, il était normal de se poser ce genre de questions. Dans sa volonté de comprendre le monde étrange et inquiétant dans lequel il s’est réveillé, il épluche rapports gouvernementaux et autres pommes de terre officielles et découvre avec stupéfaction que ce virus n’aura été responsable, en France, en moyenne, en 2020, que de 3 % des entrées hospitalières. Mais qu’a-t-il bien pu se passer sur cette planète de fous pendant ces deux années d’absence ? De plus en plus paniqué, il essaiera, en vain, de partager ses angoisses avec ses proches. Il parlera certainement de contrôle des populations, de mensonges d’état, de tyrannie, de totalitarisme, voire de dictature sanitaire... Vous vous imaginez l’erreur ? Car on dira bien vite de lui : le cerveau de Michel a dû manquer de beaucoup d’oxygène durant son long coma. Lui qui était autrefois si intelligent, le voilà maintenant qui nie la science et sombre dans le complotisme. Et ces gens-là affirmeront plus tard, au musée, arborant avec fierté leurs passeports vaccinaux, qu’on sent très bien l’influence du graphisme mongol dans les toiles de Vladimir Kandinsky. Ce ne serait pas trop accablant dans la mesure où ils n’auraient pas vanté le clair-obscur de Rembrandt dix minutes plus tôt. Et c’est entouré de ces grands intellectuels que Michel, ressuscité d’entre les morts, devra passer le reste de sa vie de complotiste foutu.