Notes de...
Jean-Michel Maubert
Le film de Wim Wenders, “Anselm. Le bruit du temps”, nous fait pénétrer dans le labyrinthe matériel et temporel du plasticien Anselm Kiefer. Les résonances entre A. Kiefer et Paul Celan. La voix de Celan est inoubliable. Anselm Kiefer travaille la mémoire, la ruine, la dévastation, de façon hallucinée. Elles deviennent des blocs de sensations (dans la tête du spectateur fleurissent comme sur une tombe des images faisant écho à celles de l’écrivain W. G. Sebald – archéologue de la mémoire et de la destruction). Les sculptures de robes-ruines. Figurer l’absence de femmes devenues traces et murmures. Sans visages, sans têtes humaines. Femme-Tour. Femme-sphère céleste. Têtes-livres. Formes géométriques. Femmes de l’antiquité. Portant le monde. Leurs noms sur les murs des verrières. Buissons. Kiefer en ombre chinoise. Dans le blanc. Elles disent : “Nous sommes les oubliées, les sans noms, mais nous n’oublions rien”. Inoubliables ces sculptures, ces silhouettes, leurs robes plâtreuses, figures déployant à certains moments du film (au début et à la fin), autour d’elles, un paysage de pierre, d’arbres et de mémoire (l’expressivité statuaire contre l’expressivité – mortifère – de la musique de Wagner). Elles sont écrasées, et droites pourtant, toujours couronnées, d’un amas métallique ou supportant divers matériaux... Lilith refusant d’être soumise à Adam, car comme lui issue de la poussière. Le lit avec de l’eau dedans. Chambre desas femmes de la Révolution. Ingeboch Bachmann. La langue allemande, cette nuée autour de moi, une maison impossible. Dehors, il y a des tours en ruines : des Babels multiples. Effondrées.
Wenders filme les balades en vélo de Kiefer dans son immense atelier de Croissy-Beaubourg. Archives des matières. Un vertigineux entrepôt de fragments. Débris du temps. Uriel. Gabriel. Raphaël. Michel. Ailes d’avions-anges. Dépôts de matière-mémoire dans des tiroirs de métal. Débris métalliques. Industriels. Photos. Paysage de neige. Décors en 3D où se perdent des figures de pendus. Ruines. Bombardements. Murmures des voix. Bruits d’avions. “J’ai renversé la cruche de nuit, il n’y avait pas assez de nuit”. Combats pétrifiés. Avions fossiles. Sous-marins dans des aquarium géants. Lumière bleutée enveloppante. L’histoire devenue nature fossilisée – échos de Theodor W. Adorno et de Walter Benjamin.
Le garçon qu’il a été. Anamnèse. Passé singulier se tissant sur la trame du passé collectif. L’histoire devenue géologie. Être couché sur le sol du champ ou de l’atelier pour faire lever des perceptions. Tout ce qui monte de la terre. Les sédimentations de mort. Impression de submersion – fleurs, ciel et couleurs de mort. Le rapport de Kiefer au chaos. Du chaos sort un matériau-cosmos, une lumière chargée de plomb. Dans les livres fossilisés des fragments de la peau du monde (des photographies prises d’avion de la Terre). Bibliothèque de livres-plomb. Comme des peaux mortes. C’est puissant son rapport à la destruction, la défiguration (le traitement qu’il inflige à ses œuvres – feu, acide). Brûler la surface des tableaux. Fumées. Textures organiques calcinées. Chemins dans les cendres des fougères. Peinture épaisse boueuse blanche et noire. Neige. Marais. Acide sur les tableaux au sol. Dripping industriel. L’explosion des noirs. “On ne peut peindre innocemment un paysage labouré par des tanks”, dit Kiefer. Marcher dans les ruines. Les cyprès esquissent leur île des morts.
Du souterrain, de l’abîme doivent germer, pousser, monter dans la matière, des formes tourmentées et lourdes, et ensuite couler dur ou en mille poussières dans le ciel. Les tombes dans le ciel. Dans les nuages. Celan toujours accompagnant Kiefer. “Lait noir de l’aube nous le buvons le soir / le buvons à midi et le matin nous le buvons la nuit / nous buvons et buvons / nous creusons dans le ciel une tombe où l’on n’est pas serré” [1].Torture pour Celan d’écrire en Allemand. “[la] mort est un maître d’Allemagne”[2]. Livre ouvert du poète sur le corps allongé du plasticien qui cherche à voir – en lui, à l’extérieur de lui. Voir à travers les mots de Celan. “Tes cheveux cendre Sulamith” [3]. Écrire les noms dans le ciel durci des toiles. Livres-sculptures. Le livre de Heidegger. Champs vénéneux sur le sol de la page. Cancer dans le cerveau. Cancer qui s’étend au fil des pages. Puis envahit tout. “A l’époque la société entière s’est tue”. La rationalité ne suffit pas. Le mythe permet aussi de comprendre l’histoire. “L’humanité est à elle-même son plus grand mythe”. Funambule avec fleur de pavot au-dessus des ruines.
Les esquisses sur les traces de Van Gogh. Corps allongé tournesols géants sous le ciel étoilé. Le gigantisme des toiles. Les vélos ailés (ou pas). “Les gens ne veulent pas voir l’abîme”. Kiefer nous met le corps et la tête dedans. La pesanteur de ce monde et la noire lourdeur de son histoire. Nous sommes comme des gouttes de pluie.
Kiefer jeune dans les champs de neige. Fleurs de pavot gelées. Joseph Beuys. La forêt. Le passé de la légende allemande. Kant. Hegel, etc. Creuser la blessure ouverte du passé allemand. S’enfoncer dans la matière lourde de la blessure. Le détournement de Hölderlin. Son Ode à la Grèce devenant poème nationaliste pour nazis. Avions. Bunker. Plats de ruines. Revenir sur les lieux devenus vides de l’enfance. S’allonger sur le lit dans la pièce décrépite. Icare ne cesse de chuter.
[1] [2] [3] vers extraits de “Fugue de mort” dans Pavot et mémoire.