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La revue n° 65 Zoom sur...

Zoom sur...

Joseph Ponthus

A la ligne de Joseph Ponthus :
prose poétique ou grand poème en prose ?

A Heptanes, pour le remercier de la qualité de nos discussions 
A Matthieu Lorin, qui pousse si loin la réflexion

A la ligne est un livre de Joseph Ponthus sorti en 2019 aux éditions de la Table Ronde. Et dès le sous-titre, Feuillets d’usine, il fait penser à René Char et aux Feuillets d’Hypnos, ou encore à cette belle collection de Feuillets publiés régulièrement par les récentes éditions Aux Cailloux des Chemins. Mais est-ce pour autant un « roman » ?

Évacuons une première évidence : on ne peut que saluer l’entreprise de cet écrivain, qui livre ici une nécessaire écriture engagée dans une lutte des classes du milieu des années 2010, une littérature « du vrai monde » selon les termes mêmes de l’auteur, qui rend un vibrant hommage à la condition ouvrière et « aux ouvriers qui rendent ces pages vivantes », le tout sous l’égide d’une dédicace à Apollinaire. Pas le génial poète d’Alcools. Mais bien plutôt le Guillaume des tranchées, qui tient face à l’ennemi grâce à la poésie, à l’écriture, aux lettres qu’il écrit à sa Lou, mais surtout à sa marraine de guerre, Madeleine Pagès. Notamment celle du 30 novembre 1915 : « C’est fantastique tout de que l’on peut supporter. » Le ton est donné. Guerre, endurance, résilience grâce à l’écriture et au style. Même si, lors de la Grande Guerre, personne ne fut payé pour perdre la vie, et que Ponthus était payé, certes très modestement, pour gagner la sienne.

Ce livre procède donc d’une écriture «à la chaîne», sans ligne justement, mais avec un constant retour à la ligne. En supprimant toute ponctuation mais en gardant les majuscules à l’attaque des «versets». Rien de nouveau sous le soleil poétique depuis ce fameux Apollinaire justement, mais diablement novateur dans l’écriture romanesque. Une écriture qui s’enchaîne donc, qui se veut fil, fil de la pensée, fil de la pensée libérée par la gestuelle physique répétée, répétitive et quasi-mécanique, fil « directeur » qui écrit le texte dans sa plus haute forme étymologique :

« J’écris comme je pense sur ma ligne de production divaguant dans mes pensées seul déterminé 

J’écris comme je travaille

À la ligne

À la chaîne » (page 17).

Ce qui offre ici un paradoxe présent dès la première page jusqu’à la fin du texte : l’usine, sa « chaîne », son «esclavage moderne», cette « servitude volontaire » (page 260) qui contraint et concatène, mais qui libère l’écriture de son carcan, de ses entraves. Le «roman» se libère du poids du point, et le poétique s’engouffre dans ce vide et dans ces espaces blancs qui parsèment littéralement l’entièreté du livre. Le texte se découd comme pour mettre le fil à nu.

Cet esclavage moderne du corps laisse l’esprit libre de penser, donc. De penser à la littérature. À la poésie. Toutes ces références sont convoquées et affirmées d’abord, avec en leitmotiv cet Apollinaire nommément cité à plusieurs endroits, ou simplement évoqué en filigrane lorsque l’on lit «au joli mois de mai», à la page 72, les références à « Il y a », ici et là jusqu’à la toute fin du texte, ou encore plus ironiquement «Les crevettes [qui] passent comme le temps», à la page 90.

Puis viennent Rabelais qui justement fait pour la première fois apparaître le mot «crevette» en langue française, Pontus de Tyard, Jane Sautière, et, forcément, Thierry Metz. Usine de poissons, abattoirs, ou chantiers, même combat :

« Ce qui résume

Peu ou prou

Mon travail à l’usine

«On aura fini dans les temps.

Voilà.

C’est tout ce qu’on peut dire.

Ici.» » (page 79)

Ponthus dépoétise le monde fantasmé de l’usine, de la Littérature, de la Poésie en un seul mouvement. Il trouve un sens propre au sens figuré. Un sens propre qu’il défigure à la hache ou à la scie, selon la partie I ou la partie II, et qui se salit du sang de ces cadavres d’animaux... Ponthus devient même à sa grande surprise « dépoteur de chimères ».

Et c’est ce monde-là, ce monde du concret, qu’il nous donne à lire. Ce monde dans lequel l’individu se dilue dans sa fonction ouvrière, tout en s’efforçant de rester ce qu’il est, qui il est, de lutter avec ses armes propres, que ce soit la « clope » ou la poésie : « Je suis l’usine elle est moi elle est elle et je suis moi » (page 65). C’est ce mouvement paradoxal que cette phrase qui n’en finit pas embrasse, ce sont ces deux aspects diamétralement opposés qu’elle enchaîne. A l’infini. Cet infini qui clôt ce poème épique par :

« Il y a qu’il n’y aura jamais

De

Point final

A la ligne »

On pourrait bien entendu faire ces quelques reproches à l’auteur : céder à la facilité de cette mise en forme qui prendrait le pas sur le texte lui-même et la vigueur de son style. Comme pour masquer une faiblesse de la plume sous de bien trop visibles effets de plumes. Ou bien encore tempérer ses propos en se demandant si ces ouvriers qu’il côtoyait ressassent eux-aussi du Trenet, du Apollinaire et du Beckett pour attendre quoi que ce soit de qui que ce soit. Mais tout lecteur, ouvrier ou non, intellectuel ou non, ne pourra jamais remettre en cause la sincérité de cette « entreprise » littéraire affirmée au milieu du livre, au début du feuillet 37 :

« Tâcher de raconter ce qui ne le mérite pas

Le travail dans sa plus banale nudité

Répétitive

Des gestes simples

Durs

Des mots simples »

Laissons de côté ceux qui gratifient cette œuvre de « roman », le réduisant à ce qu’il n’est pas uniquement. Et laissons ceux qui lui décernent « Le Prix du roman d’entreprise et du travail » à leur simple jugement. Quant la sincérité prévaut, il n’y a aucune discussion possible. Alors, taisons-nous. Et lisons. Jusqu’à en perdre haleine. Du début à la fin. En respirant quand bon nous semble. En trouvant notre propre respiration. Ponthus insuffle son expérience dans nos existences... En ce sens, il « inspire ». Et pour toucher tout le monde, il déploie son hydre littéraire. Sa « chimère ».

Car A la ligne, c’est tout cela, toutes ces différences qui font son « unicité » protéiforme : roman épique et poétique, récit autobiographique et hagiographique du petit peuple, roman épistolaire quand Ponthus s’adresse à sa mère, roman en prose à la rythmique marquée, prose poétique aux vers hachurés et hachés qui dépoétisent le réel pour mieux ensuite le repoétiser, poème palimpseste qui ré-écrit les classiques pour mieux les donner à lire, versets infernaux au cœur des ténèbres de ceux qui tranchent et dissèquent cachés aux yeux de tous, feuillets numérotés qui s’enchaînent mais répartis en deux grands ensembles comme deux facettes d’un même tout, écriture à la chaîne, de la chaîne, avec ces immenses syntagmes qui se découpent sur la page comme autant de couteaux de boucher qui fracassent les carcasses. Alors, puisqu’il n’y a plus débat, lisons. Lisons Ponthus et son « livre », puisque ce n’est pas un roman. Mais lisons-le à bout de souffle. Un point, c’est tout.`

Patrick Modolo