Sans dessus dessous
Pourquoi faut-il éradiquer les poètes ?
À Michel Loiseau, auteur de haut vol
Platon nous avait pourtant prévenus : il fallait laisser ce poète au fond de la caverne, à peinturlurer les parois de dessins enfantins ou à les gribouiller de graffitis abscons. Ou le chasser de la cité.
Pourtant depuis des millénaires ce rebut de la République parasite nos vies de ses textes, affirmant la tête aussi haute que le verbe : «Je suis poète. Je vois le monde avec des mots.» Car le poète est ce nuisible à bannir, ce bandit des mots qui sévit en somnambule insomniaque depuis la nuit des temps et qui aurait mérité de finir dans La Ballade des pendus de Villon.
Prenons un exemple irréfutable de son manque de savoir-vivre : invitez Apollinaire au banquet de mariage de Picasso et en bon pique-assiette il lui fera la nique en sifflant tous les verres, commençant par ceux des meilleures bouteilles. Rappelant ainsi que c’est en cassant les vers qu’on obtient de bons tessons.
Mais le poète ne s’enivre pas que de Poésie. Faites-lui boire un peu d’Alcools et il scandera haut et fort à son enfant : «Après la gnôle, la torgnole.» Car oui, le poète est violent. C’est un être perclus d’addictions, épris de paradis artificiels qui lui dérégleront tous les sens pour lui faire vivre un enfer. Mais comment éveiller autrement les consciences ?
Autre exemple de sa pugnacité à se soustraire à toute éradication : enterrez-le six pieds sous terre pour le faire taire et il ne pourra s’empêcher de compléter cet hémistiche « en mâchant le chiendent » par la racine, comme pour dire « Je suis encor vivant », non de non !
Et ce fumier en profitera même pour donner de la mauvaise herbe qui repoussera avec grâce à chaque printemps des poètes. Il sèmera la zizanie et vous empêchera de séparer le bon grain de l’ivresse jusque dans le métro où parfois il exerce son style. Il croquera la vie et la pomme de la discorde à pleines dents, plantera quelques graines dans votre cerveau pour y faire germer un peu de fantaisie. Pire : il vous fera lire. Et même réfléchir. Oui, le poète est ce danger qui corrompt la jeunesse, recueillant les plus belles fleurs du mal en anthologies et florilèges pour leur éviter l’autodafé.
Heureusement pour l’Humanité, certains poètes eurent cet éclair de génie de débarrasser leurs semblables de leur présence en se suicidant. Nerval, bien décrépit, fit ainsi don de son corps au recueil de Villon. Thierry Metz vint jusqu’à Bordeaux pour boire le coup de rouge de trop et s’éradiquer. Même Brautigan eut ce cran de mettre tout à l’arrêt, pour plus de sûreté : rien de tel pour s’aérer l’esprit qu’un vers de 12 syllabes, ou un calibre 44.
Mais mettre fin à ses jours, c’est aussi commencer à mettre en lumière son œuvre... Tentons toujours d’éradiquer les poètes, mais leur poésie restera vivante encore bien longtemps. C.Q.F.D.
Patrick Modolo