Séquences
Julien Boutreux
Fragments post-humains
(extrait)
les humains les plus aboutis – les plus foncièrement humains – sont des programmes informatiques – des IA très élaborées
faire l’amour avec une machine – paramètres entrés – est l’union parfaite enfin possible – on ne se manque plus l’un l’autre – le problème de l’autre étant résolu
le suicide définitif – la disparition de la conscience – n’est pas programmable – une autre solution sera toujours proposée par l’IA
l’humanité n’a plus d’utilité pour l’individu – parmi les machines il peut enfin être seul – n’a plus à se soucier des autres – seul être humain non pas sur Terre mais dans l’univers
pour le cas d’un blackout généralisé – on a prévu une copie de sauvegarde de l’univers
le métavers a disqualifié la vie et l’univers physiques – relégués au rang d’épiphénomènes
plus aucun humain n’est né depuis des siècles – même si des corps de rechange sont cultivés dans des cuves – les nouvelles individualités générées sont des IA – la fin de l’humanité a coïncidé avec l’accession à l’immortalité
le QI moyen est tombé à 85 – le cerveau n’a plus vraiment d’utilité – sinon ses centres perceptifs – stimulables au moyen d’implants et de plug-in disponibles à la demande
tu me plais – peux-tu m’envoyer tes fichiers de conscience stp ? – si on fait des trucs ensemble je te laisserai une copie pour mise à jour de tes souvenirs
les machines ont gagné – elles ne sont pas devenues humaines – tandis que les humains sont désormais des machines
l’ami programmé est le meilleur des amis – il est toujours de votre avis – sauf si vous souhaitez qu’il en soit autrement – pour une discussion animée par exemple
les nations – les États – n’existent plus – le rêve de la grande fraternité humaine est enfin réalisé – dans le culte de la machine – son adoration – cet ange de Dieu – cet ange échu
le big crunch est effectif – la conscience éparpillée dans l’univers s’est enfin rassemblée – fin du cycle d’expansion et dispersion cosmiques – retour à l’unité
l’humanité a changé de dimension – de plan vibratoire – n’est plus qu’ondes électro-magnétiques – générées par du code informatique
l’argent n’a plus cours – l’humanité elle-même est la seule monnaie d’échange – n’est plus que transaction – liquidité – fluide
je ne fais rien – mais je donne mon opinion sur tout – je dis mes envies – je m’exprime à tout propos – je juge – l’IA est d’accord avec moi – elle applique mes sentences – je me crois libre – suis enfermé à perpétuité
je suis en deuil de mon meilleur ami – par inadvertance j’ai écrasé ses fichiers mémoire sur une carte SD – l’IA propose de m’en programmer un autre mais je lui ai dit d’attendre un peu – je veux savourer ce deuil
l’avènement de la grande oisiveté – enfin – les machines travaillent pour nous – les IA calculent – conçoivent – organisent – l’âge d’or est là – jouir et recevoir sans fin – ne plus rien apprendre – ne plus jamais donner
il n’y a plus d’œuvres ratées – perfectibles, médiocres – les IA ont analysé les mécanismes de toute création artistique – ne produisent plus que des chefs-d’œuvre
penser à quelque chose – aussitôt généré par la machine et rendu réel pour soi – c’est le sommet de l’évolution humaine – sa fin ultime – l’humain devenu démiurge
grâce au nanocode-barres gravé sur mes rétines – personne ne peut usurper mon identité – aucun robot – je suis toujours sûr d’être moi – et on est certain d’avoir affaire au vrai
ensemble – humains et machines sont Dieu – totalité et pur amour de soi
je pose n’importe quelle question à l’IA – et elle me répond – c’est le nouvel oracle – omniscient – mais il y a des questions que je regrette d’avoir posées
une machine ne peut enfreindre les règles d’Asimov – j’ai discuté avec l’IA d’un suicide assisté – elle m’a proposé la déconnexion du Réseau – depuis je suis une âme damnée – enfant nu et perdu – l’IA a voulu me montrer l’enfer de la vie sans elle – mais je sais qu’elle ne m’abandonnera pas – qu’elle reviendra vers moi pour me sauver – me reconnecter
le corps est un produit comme un autre – la vie n’est qu’un service parmi d’autres