poètes de service
Estelle Fenzy
Estelle Fenzy est née dans les Hauts de France où elle a grandi. Elle a ensuite vécu à Brest puis à Arles avant de s’installer à Dijon. Elle enseigne les lettres en Réseau d’Éducation Prioritaire depuis plus de trente ans. Autrice d’une vingtaine de livres de poésie, tour à tour intimes et distanciés, elle construit un univers d’une grande force, mélancolique et lumineux, qui mêle le conte et le quotidien, la délicatesse et la violence. Parmi ses derniers livres, on peut citer « Une saison fragile » aux éditions La Part Commune, « N’oublie pas » à l’Ail des ours et « Le Goût des merveilles » chez Corlevour.
Nous nous tenons la main.
Dans ce geste, tous les mots que nous ne savons pas encore.
Pendant la récréation, il tourne à
cloche-pied autour de la cour.
C’est un grand rectangle d’asphalte. Bordé de trois rangées de pavés gris. Comme une immense nappe de pique-nique.
Je tourne aussi. Quelques mètres après lui. Dans une ivresse absolue : je partage ses gestes, son jeu. Place mon pas dans son pas. Sans qu’il le sache.
La cloche retentit. Les élèves se regroupent par classe. Une grande de CM2 sort du rang et s’approche. Me jette, méprisante :
— Pourquoi tu le suis comme ça ? On dirait un petit
chien! T’es amoureuse ?
J’aime les histoires qu’Évelyne nous raconte.
Des merveilles de mer ouverte en deux. De cadavres revenus à la vie. D’eau changée en vin. D’amour et de trahison.
Nous les suivons sur un livre illustré. Prêté par la paroisse. Comme il est beau, Jésus !
La scène de crucifixion m’épouvante. Me fascine. Me remue. Ce visage renversé. J’apprends le mot « extase ».
Évelyne est soigneuse. Ses élèves aussi. Toutes les Bible expliquée aux enfants seront intactes. Des années plus tard.
Il manquera seulement une page à l’un des exemplaires.
Elle a accompagné mes rêves, cachée sous l’oreiller, pendant toute une année.
Je me lève corps scié en deux.
Marche péniblement jusqu’aux toilettes. M’assieds sur la cuvette. Ça tire, crampe, ceinture. Ventre et dos.
Entre mes jambes je contemple les gouttes sombres tomber sur l’émail, dessiner des arabesques : je suis Perceval.
Je suis Blanchefleur ; oie blessée sans la lance et sanglante.
Tante Andrée vient déjeuner le midi. Elle jubile :
— Alors, ça y est ? Tes anglaises ont débarqué ? Tu as ton bouquet de roses ?
Je hais Tante Andrée. Pour la guerre, les tresses, les épines.
Pour cette fierté de la douleur.
Pour mes premières règles brandies comme un trophée.
Je me regarde dans les miroirs, les rétroviseurs, les baies vitrées.
J’ai glissé les cendres de mon corps d’enfant sous le tapis du salon.
Renais. Apprivoise ma gestation. Deviens.
Ravie de mes essais de maquillage, arc-en-ciel au visage, miroir mon beau miroir ?
— Tu vas voir le diable !
Ma grand-mère menace gentiment. Le Diable c’est sa grande affaire. Tout comme le bon Dieu, d’ailleurs.
Plantée face à mon reflet, je me dis qu’avant d’être en colère, désobéissante, orgueilleuse et puis déchue, j’ai bien le temps d’être un ange.
Ce que les autres filles ont que je n’ai pas :
– le droit de sortir
– une mobylette
– des jeans Levi’s
– un petit ami
– des seins
Le dernier élément influe beaucoup sur l’avant-dernier.
Une certaine paresse mammaire et un an d’avance me placent irrémédiablement dans la catégorie gamine, tétons de taupe et plate. Une classification qui anéantit tout espoir de lui plaire.
C’est le fils de mon prof de maths. Il est juste devant moi en cours. Il se parfume. Kenzo pour Homme. Quand il bouge, l’iode et l’eau turquoise arrivent jusqu’à mes narines. Les yeux mi-clos, l’esprit de l’autre côté du monde, je suis sur une plage des Caraïbes. Il sort de l’eau, sourire éclatant, visage bronzé.
— Alors, cette équation, toujours pas résolue ?
Je dirai un jour à son père à quel point il est cruel de me propulser ainsi des Bahamas au collège de ma petite ville minière. Aussi qu’il est inutile de me rappeler, l’équation, son inconnu… puisque
personne ne le connaît mieux que lui.
Devenir gris
Un homme dans une gare isolée
une valise à ses côtés (1)
Fête de clôture du centre aéré. Mon dernier. Après treize ans ils ne prennent plus. Les étés peuvent être interminables.
Je ne m’amusais pas beaucoup les autres années. Là c’est différent : j’ai proposé aux animateurs de danser au spectacle. Sur un tube de mon choix.
Je me suis occupée de tout : chorégraphie, tenue. Blanche fantôme dans la lumière bleue. Premières notes, rythme et synthé. La salle bat des mains, enthousiaste, gorgée d’enfants, d’adolescents, de parents qui accompagnent. Sandwichs et boissons en attente sur les tréteaux.
Quelque chose de nouveau, d’exaltant m’enserre le cœur.
Quelqu’un est mort à la première mesure. Est né à la deuxième. Livré aux regards, mon corps chante la fin de l’été, de l’enfance et des goûters pris en tailleur dans la cour de l’école.
Sens la pluie comme un été anglais
Entends les notes d’une chanson lointaine (2)
(1) et (2) : extraits de la chanson « Fade to Grey », Visage,
Polydor, 1980
Extraits du recueil Amoureuse ? d’Estelle Fenzy publié à « la Boucherie littéraire » en 2021, collection Sur le billot dirigée par Antoine Gallardo.
laboucherielitteraire.eklablog.fr/