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PLACE AUX POÈMES

LIVRE ZOOM

84 - PESSOA

POÈMES


« Autopsychographie »


Le poète est un simulacre.

Il simule si complètement

Qu’il finit par être ce qu’il simule.

Quelque chose en lui survit

À la simulation même,

Quelque chose qui n’a pas survécu.

Et le poète, qui n’était rien,

Devient le rien qu’il simule être.

Je ne sais pas qui je suis, ni ce que je veux être.

Je suis ce que la nature a fait de moi,

Et rien de plus.

Mais ce que je veux être, je ne le sais pas,

Car je ne sais pas ce que je suis.

Je suis la scène où se jouent divers acteurs,

Et je suis aussi ceux qui jouent.

Je suis moi-même le théâtre,

Les acteurs, le décor, le machiniste,

Le public et le critique.

Et cette comédie continue.

Source : Fernando Pessoa, Autopsychographie, in Poèmes de Fernando Pessoa, Éditions de la Différence, 1995



« Je suis un évadé »


Je suis un évadé. Je me suis évadé de moi-même.

Je ne suis pas celui que j’ai été,

Je ne suis pas celui que je serai.

Je suis quelque part entre les deux,

Comme un pont entre deux rives.

Je ne suis pas ce que je sens,

Je ne suis pas ce que je pense,

Je ne suis pas ce que je veux.

Je suis un spectacle que je regarde,

Un acteur qui joue un rôle

Sur une scène où il n’y a pas de public.

Je suis un étranger partout,

Même dans ma propre maison.

Je suis un rêveur éveillé,

Un dormeur qui marche,

Un mort qui respire.

Source : Fernando Pessoa, Je suis un évadé, in Le Livre de l’intranquillité, Éditions Christian Bourgois, 1999



« Tabacaria »


Je ne suis rien.

Je ne serai jamais rien.

Je ne peux vouloir être rien.

À part cela, j’ai en moi tous les rêves du monde.

Fenêtres de ma chambre,

Ma chambre d’un des millions du monde

Que personne ne sait qui je suis

(Et si on le savait, qu’est-ce que ça changerait ?),

On me voit toujours avec cette apparence,

Mais on ne me connaît pas.

Je suis comme un acteur

Qui joue un rôle sur scène,

Mais qui, une fois la pièce terminée,

Retire son costume et redevient lui-même.

Mais qui est-il, lui-même ? Et qui suis-je, moi ?

Source : Fernando Pessoa, Tabacaria, in Poèmes de Álvaro de Campos, Éditions de la Différence, 1994



« Le Gardien de troupeaux »


Je suis le gardien de troupeaux.

Le troupeau, ce sont mes pensées,

Et mes pensées sont toutes des sensations.

Je pense avec les yeux et les oreilles,

Et avec les mains et les pieds,

Et avec le nez et la bouche.

Pour penser une fleur, je la regarde et la sens.

Pour penser un fruit, je le mange.

Pour penser une pierre, je la prends dans ma main

Et je la sens peser.

Pour penser ce que je sens, je me tais.

Pour penser ce que je suis, je ferme les yeux.

Et je me sens exister,

Comme une pierre qui roule,

Comme l’eau qui coule,

Comme le vent qui passe.

Source : Fernando Pessoa, Le Gardien de troupeaux, in Poèmes d’Alberto Caeiro, Éditions de la Différence, 1993



« Lisbonne revisitée »


Je suis revenu à Lisbonne,

Et c’est comme si je n’étais jamais parti.

Les rues sont les mêmes, les maisons sont les mêmes,

Et moi, je suis le même, mais différent.

Je marche dans la ville de mon enfance,

Et je me sens comme un fantôme.

Les gens que je croise ne me voient pas,

Ou peut-être ne veulent-ils pas me voir.

Je suis un étranger dans ma propre ville,

Un visiteur dans ma propre vie.

Je regarde les visages, les gestes, les voix,

Et tout me semble à la fois familier et lointain.

Je suis revenu à Lisbonne,

Et je me sens comme un mort qui revient

Pour voir une dernière fois

Ce qu’il a aimé et perdu.

Source : Fernando Pessoa, Lisbonne revisitée, in Poèmes de Fernando Pessoa, Éditions de la Différence, 1995



PRÉSENTATION


Fernando Pessoa, né à Lisbonne le 13 juin 1888, est l’un des plus grands poètes du XXe siècle et une figure majeure de la littérature mondiale. Orphelin de père à l’âge de cinq ans, il est élevé par sa mère et son beau-père, un consul portugais, ce qui l’amène à vivre en Afrique du Sud pendant plusieurs années. Il revient définitivement au Portugal en 1905 et s’installe à Lisbonne, où il passera le reste de sa vie, travaillant comme traducteur et employée de bureau tout en écrivant une œuvre littéraire immense et variée.

Pessoa est surtout connu pour avoir créé une multitude d’hétéronymes, des personnalités littéraires complètes avec des biographies, des styles et des voix distincts. Les plus célèbres sont Alberto Caeiro, Álvaro de Campos et Ricardo Reis, mais il en a inventé des dizaines d’autres. Cette fragmentation de l’identité reflète sa propre quête d’identité et son exploration des multiples facettes de l’être humain. Son œuvre, profondément introspective et philosophique, aborde des thèmes comme l’existentialisme, la mélancolie, la solitude et la nature de la réalité.

Pessoa a vécu une vie discrète et solitaire, consacrant ses nuits à l’écriture et laissant derrière lui plus de 25 000 pages de textes inédits à sa mort en 1935. Son œuvre, redécouverte et publiée progressivement après sa mort, a eu une influence majeure sur la littérature moderne. Il est aujourd’hui considéré comme un génie de la poésie, capable de capturer les complexités de l’âme humaine avec une profondeur et une originalité inégalées.



BIBLIOGRAPHIE


Le Livre de l’intranquillité, Éditions Christian Bourgois, 1999. Lien vers l'éditeur

Poèmes de Fernando Pessoa, Éditions de la Différence, 1995. Lien vers l'éditeur

Poèmes d’Alberto Caeiro, Éditions de la Différence, 1993. Lien vers l'éditeur

Poèmes d’Álvaro de Campos, Éditions de la Différence, 1994. Lien vers l'éditeur

Poèmes de Ricardo Reis, Éditions de la Différence, 1996. Lien vers l'éditeur

Œuvres complètes, en plusieurs volumes, éditions établies par Teresa Sobral Cunha, Assírio & Alvim (en portugais).

Ses œuvres sont disponibles en français aux Éditions de la Différence et Christian Bourgois. Certains de ses poèmes peuvent aussi être lus en ligne sur des sites comme Poezibao. Pour approfondir sa pensée, on peut consulter les travaux critiques de Eduardo Lourenço, José Gil, et Robert Bréchon.