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PLACE AUX POÈMES

LIVRE ZOOM

51 - ZOOM CELAN

Zoom sur Paul Celan (1920–1970)


Poète de langue allemande, survivant de la Shoah et figure majeure de la poésie moderne, Paul Celan est l’auteur d’une œuvre hantée par la mémoire, la perte et le silence. Ses poèmes, d’une densité et d’une obscurité uniques, explorent les thèmes de la destruction, de la quête de sens, et de la possibilité de la poésie après Auschwitz. Son style, marqué par des néologismes, des images fracturées et un rythme syncopé, en fait l’un des poètes les plus exigeants et bouleversants du XXe siècle.


Présentation

Paul Celan (de son vrai nom Paul Antschel) naît en 1920 à Czernowitz (alors en Roumanie, aujourd’hui en Ukraine) dans une famille juive germanophone. En 1942, ses parents sont déportés et meurent en camp de concentration ; lui-même est interné dans un camp de travail forcé. Ces traumatismes marquent toute son œuvre, où la langue allemande (celle des bourreaux) devient paradoxalement l’outil d’une réinvention poétique radicale.

Ses recueils les plus célèbres, comme Mohn und Gedächtnis (Pavot et Mémoire, 1952) ou Atemwende (Tournant du souffle, 1967), sont des méditations sur la mémoire, la perte et la possibilité de dire l’indicible. Celan se suicide en 1970, laissant une œuvre inachevée mais fondamentale, qui continue d’influencer la poésie contemporaine.


Cinq poèmes

(Les poèmes de Celan sont souvent courts mais d’une intensité extrême. Voici cinq textes majeurs, traduits en français par des spécialistes comme Jean-Pierre Lefebvre ou André du Bouchet.)


1. "Todesfuge" (Fugue de mort, 1948)


Source : Mohn und Gedächtnis (Pavot et Mémoire), 1952.

Texte intégral (traduction Jean-Pierre Lefebvre) :


Lait noir de l’aube nous le buvons le soir
nous le buvons à midi et le matin nous le buvons la nuit
nous buvons et buvons
nous creusons une tombe dans les airs là-haut on n’est pas à l’étroit
Un homme habite dans la maison il joue avec les serpents il écrit
il écrit quand il fait noir en Allemagne tes cheveux d’or Margarete
il écrit cela et sort devant la maison et les étoiles brillent il siffle à ses
chiens
il siffle à ses Juifs creusez la terre il nous ordonne jouez maintenant pour la danse

Lait noir de l’aube nous te buvons la nuit
nous te buvons le matin et à midi nous te buvons le soir
nous buvons et buvons
Un homme habite dans la maison il joue avec les serpents il écrit
il écrit quand il fait nuit en Allemagne tes cheveux d’or Margarete
tes cheveux de cendre Sulamith nous creusons une tombe dans les airs là-haut on n’est pas à l’étroit

Il crie jouez plus doux la mort c’est un maître d’Allemagne
il crie jouez plus fort les violons alors vous montez en fumée dans l’air
alors vous avez une tombe dans les nuages là-haut on n’est pas à l’étroit

Lait noir de l’aube nous te buvons la nuit
nous te buvons à midi la mort c’est un maître d’Allemagne
nous te buvons le soir et le matin nous te buvons et buvons
la mort c’est un maître d’Allemagne son œil est bleu
il te touche d’une balle de plomb il te touche juste
Un homme habite dans la maison tes cheveux d’or Margarete
il lâche ses chiens sur nous il nous offre une tombe dans l’air
il joue avec les serpents et rêve la mort c’est un maître d’Allemagne

tes cheveux d’or Margarete
tes cheveux de cendre Sulamith




2. "Corona" (1952)


Source : Mohn und Gedächtnis (Pavot et Mémoire), 1952.

Texte intégral (traduction André du Bouchet) :


Automne mange son feuillage, nous lui sommes deux mains :
nous tombons de toutes ses feuilles, nous tombons et nous brûlons.

C’est un adieu, nous le savons, et nous le disons
en nous effleurant comme l’air des mots :
pour que demain, demain encore, l’année après année,
pour que l’heure ne s’éteigne pas et que tu puisses encore me reconnaître.

Nous tombons de toutes ses feuilles, sa main nous brûle.
Nous tombons, nous ne sommes plus que ce qui tombe.
Et celui qui tombe, tombe-t-il ?

Dans l’air des mots. Oui, parfois
il arrive qu’un mot tombe aussi.



3. "Psalm" (1967)


Source : Atemwende (Tournant du souffle), 1967.

Texte intégral (traduction Jean-Pierre Lefebvre) :


Personne ne nous ressuscite, personne.
Une voix parle pour nous,
personne ne témoigne pour nous.

Un silence, nous pourrions
peut-être être un mot dans ce silence,
peut-être.

Un souffle, nous pourrions
peut-être être un tournant dans ce souffle,
peut-être.

Une prière. Une prière.
Nous pourrions
peut-être être une réponse à cette prière,
peut-être.

Un jeu. Nous pourrions
peut-être être une règle dans ce jeu,
peut-être.

Un combat. Nous pourrions
peut-être être une arme dans ce combat,
peut-être.

Une route. Nous pourrions
peut-être être un pas sur cette route,
peut-être.

Une porte. Nous pourrions
peut-être être un battant de cette porte,
peut-être.

Un livre. Nous pourrions
peut-être être une lettre dans ce livre,
peut-être.

Un mot. Nous pourrions
peut-être être un sens pour ce mot,
peut-être.

Un nom. Nous pourrions
peut-être être un visage pour ce nom,
peut-être.

Un visage. Nous pourrions
peut-être être un regard pour ce visage,
peut-être.




4. "Engführung" (Étroite voie, 1958)


Source : Sprachgitter (Grille de langage), 1959.

Extrait (traduction Jean-Pierre Lefebvre) :


Il y avait de la terre en eux, et ils creusaient.
Ils creusaient et creusaient, ainsi la nuit sur eux s’épaississait,
et ils ne entendaient plus le cri.

Ils ne entendaient plus le cri, ils ne entendaient plus rien.
Leur silence creusait, leur bouche, la nuit autour d’eux s’épaississait,
ils ne entendaient plus le cri.

Mais ils creusaient, et leur silence creusait, et leur bouche était pleine de terre et de cri,
et la nuit autour d’eux s’épaississait.

Ils ne entendaient plus le cri, ils n' entendaient plus rien,
leur bouche était pleine de terre et de cri, et ils creusaient.

Ils creusaient, et leur silence creusait, et la nuit autour d’eux s’épaississait,
et leur bouche était pleine de terre et de cri, et ils ne entendaient plus.

Mais ils creusaient.




5. "Todtnauberg" (1967)


Source : Atemwende (Tournant du souffle), 1967.

Texte intégral (traduction Jean-Pierre Lefebvre) :


Arnica et œil de biche – le
mot dans le cœur :
Forêt de hêtres, chemin de montagne,
hutte de bûcheron.

Qui marche ainsi, qui donc,
homme, qui donc, aujourd’hui ?

Des sources, plus haut, toujours,
et autour, le bois de hêtres et, dans le bois de hêtres, libre,
le chemin, et le chemin, où ?

Des pierres, des pierres sans nombre,
infiniment,
et, autour, ces
fleurs aveuglantes.

Et autour, dans
l’air clair, le
mot non dit.

Pourquoi Paul Celan est-il un poète majeur ?

  1. Une langue réinventée :
  • Celan détruit et reconstruit la langue allemande, celle de ses bourreaux, pour en faire un outil de résistance et de mémoire.
  • Ses néologismes ("Atemwende", "Sprachgitter") et ses images fracturées créent une poésie unique et exigeante.
  1. La mémoire de la Shoah :
  • Son œuvre est hantée par l’Holocauste, mais sans jamais tomber dans le pathos. Il transforme la douleur en art, le silence en langage.
  1. Une quête métaphysique :
  • Celan interroge l’être, la mort, et la possibilité de la poésie après la catastrophe. Ses poèmes sont des prières athées, des cries étouffés.
  1. Une influence immense :
  • Il a marqué des générations de poètes, de Yves Bonnefoy à Philippe Jaccottet, en passant par Edmond Jabès.

Bibliographie de Paul Celan


1. Recueils de poésie (en allemand et traductions françaises)

  • Mohn und Gedächtnis (Pavot et Mémoire, 1952), trad. Jean-Pierre Lefebvre, Éditions Verdier, 2001.
  • Von Schwelle zu Schwelle (De seuil en seuil, 1955), trad. Jean-Pierre Lefebvre, Éditions Verdier, 2002.
  • Sprachgitter (Grille de langage, 1959), trad. Jean-Pierre Lefebvre, Éditions Verdier, 2003.
  • Atemwende (Tournant du souffle, 1967), trad. Jean-Pierre Lefebvre, Éditions Verdier, 2004.
  • Fadensonnen (Soleils filandreux, 1968), trad. Jean-Pierre Lefebvre, Éditions Verdier, 2005.

2. Correspondance et essais

  • Lettres à Gisèle Celan-Lestrange (2001), Éditions du Seuil.
  • Le Méridien et autres prose (1960), trad. Jean-Pierre Lefebvre, Éditions Verdier, 2002.


3. Ouvrages critiques

  • Felstiner, John (1995). Paul Celan: Poet, Survivor, Jew. Yale University Press.
  • Lefebvre, Jean-Pierre (2003). Paul Celan, une voix dans la brèche. Éditions Verdier.
  • Bonnefoy, Yves (1991). Entretiens sur la poésie. Mercure de France. (Analyse de l’œuvre de Celan.)
  • Jabès, Edmond (1986). Le Livre des questions. Gallimard. (Dialogue avec l’œuvre de Celan.)

4. Ressources en ligne