Le dépôt
81 - ZOOM VORONCA
POÈMES
« Colloque sentimental »
Nous nous sommes rencontrés dans un café de Montparnasse, entre deux guerres, entre deux nuits. Tes yeux étaient deux lacs de Roumanie, mes mains, deux oiseaux tremblants.
Nous avons parlé de l’exil, de la neige sur les Carpates, des trains qui ne reviennent pas, des lettres qui ne parviennent jamais.
Tu m’as dit : « Je suis une étrangère ici, comme toi, comme nous tous. » J’ai souri, mais mon cœur saignait, car je savais que nous étions deux fantômes, deux ombres sans pays.
Le café s’est vidé, la nuit est tombée, et nous sommes restés là, deux silhouettes dans la brume, deux voix sans écho, deux cœurs battants dans le vide.
Source : Ilarie Voronca, Colloque sentimental, in Poèmes, Éditions de la Différence, 1993
« La Nuit transfigurée »
La nuit est un cheval noir qui galope dans mes veines. Les étoiles sont des clous enfoncés dans ma chair.
Je marche dans les rues de Paris, et chaque réverbère est un œil qui me regarde et ne me voit pas. Je suis l’homme invisible, celui qui porte son ombre comme un manteau trop lourd.
La Seine est un miroir brisé où se noient mes souvenirs. Les ponts sont des arcs tendus vers un ciel sans réponse.
Je cherche une porte, une fenêtre, un signe, un mot, mais la nuit reste close, et je reste seul, face à mon propre visage, étranger à moi-même.
Source : Ilarie Voronca, La Nuit transfigurée, in Poèmes, Éditions de la Différence, 1993
« L’Exil »
Je suis un arbre déraciné, un oiseau sans nid, un fleuve sans source.
Ma patrie est un mot effacé, une mélodie oubliée, un drapeau en lambeaux.
Je parle une langue qui n’est plus la mienne, je rêve dans une autre, et je meurs un peu chaque jour dans l’attente d’un retour qui n’aura jamais lieu.
Les frontières sont des cicatrices sur le corps du monde. Les passeports sont des certificats de mort. Les visas, des laissez-passer pour l’enfer des vivants.
Je suis l’étranger partout, même dans mes propres souvenirs.
Source : Ilarie Voronca, L’Exil, in Poèmes, Éditions de la Différence, 1993
« Le Pont »
Le pont est une corde raide tendue entre deux rives. D’un côté, il y a le passé, de l’autre, l’avenir, et moi, je suis au milieu, suspendu dans le vide.
Les passants me frôlent sans me voir. Ils vont d’un côté à l’autre, indifférents à mon vertige.
Je regarde l’eau en dessous, noire et profonde, et je me demande si je dois sauter ou continuer à marcher sur ce fil invisible qui me relie à rien.
Source : Ilarie Voronca, Le Pont, in Poèmes, Éditions de la Différence, 1993
« La Chambre close »
La chambre est un cercueil de bois blanc. Les murs sont des pages de livre où s’effacent les mots. La fenêtre est un œil aveugle qui regarde la nuit.
Je suis assis sur une chaise, les mains posées sur mes genoux, comme un vieux roi sans royaume. Ma mémoire est une bibliothèque où les livres pourrissent. Mon cœur est une horloge qui a oublié de battre.
Dehors, la ville respire, les voitures passent, les gens rient. Moi, je reste là, immobile, à écouter le silence grandir comme une fleur vénéneuse.
Source : Ilarie Voronca, La Chambre close, in Poèmes, Éditions de la Différence, 1993
PRÉSENTATION
Ilarie Voronca, de son vrai nom Eduard Marcus, est né le 31 décembre 1903 à Botoșani, en Roumanie, dans une famille juive. Dès son adolescence, il s’intéresse à la poésie et à la littérature française, qu’il découvre à travers les œuvres de Baudelaire, Rimbaud et Apollinaire. En 1926, il s’installe à Paris, où il rejoint les cercles d’avant-garde et se lie d’amitié avec des écrivains comme Benjamin Fondane, Tristan Tzara et Max Jacob. Il adopte le français comme langue d’écriture et devient une figure importante du surréalisme et de la poésie moderne.
Voronca est un poète de l’exil, de la mélancolie et de la quête d’identité. Son œuvre, marquée par une sensibilité aiguë et une langue dépouillée, explore les thèmes de la solitude, de la mémoire et de la condition de l’étranger. Ses poèmes, souvent sombres et introspectifs, mêlent des images puissantes à une musicalité subtile, créant un univers où le réel et le rêve, le présent et le passé, se confondent.
Pendant la Seconde Guerre mondiale, Voronca, juif et étranger, vit dans la clandestinité pour échapper aux persécutions. Malgré les conditions difficiles, il continue d’écrire et publie plusieurs recueils de poèmes qui sont salués par la critique. Cependant, il sombre progressivement dans la dépression et l’alcoolisme. En 1946, il se suicide en se jetant sous un train à Paris.
L’œuvre de Voronca, longtemps méconnue, a été redécouverte dans les années 1980 et 1990 grâce aux efforts d’éditeurs et de critiques comme Monique Jutrin et Michel Carassou. Aujourd’hui, il est considéré comme l’un des grands poètes de langue française du XXe siècle, un écrivain qui a su allier une sensibilité poétique rare à une pensée profonde sur la condition humaine. Son œuvre, à la fois lyrique et métaphysique, continue de résonner avec les lecteurs d’aujourd’hui, car elle pose des questions universelles sur l’exil, la mémoire et la quête de sens.
BIBLIOGRAPHIE
Colloque sentimental, in Poèmes, Éditions de la Différence, 1993. Lien vers l'éditeur
La Nuit transfigurée, in Poèmes, Éditions de la Différence, 1993. Lien vers l'éditeur
L’Exil, in Poèmes, Éditions de la Différence, 1993. Lien vers l'éditeur
Le Pont, in Poèmes, Éditions de la Différence, 1993. Lien vers l'éditeur
La Chambre close, in Poèmes, Éditions de la Différence, 1993. Lien vers l'éditeur
Œuvres complètes, Éditions de la Différence, 2003. Lien vers l'éditeur
Ses œuvres sont disponibles en français aux Éditions de la Différence. Certains de ses poèmes peuvent aussi être lus en ligne sur des sites comme Remue.net ou Poezibao. Pour approfondir sa pensée, on peut également consulter les travaux critiques de Monique Jutrin et Michel Carassou.