Le dépôt
77 - ZOOM RANKINE
« Citizen: An American Lyric » (extrait)
En route vers le travail, tu passes devant un homme en costume qui te dit : « Smile! » Tu ne souris pas. Il te suit dans la rue en répétant : « Smile! Smile! » Tu accélères le pas, mais il te suit encore, plus près, jusqu’à ce que tu te retournes enfin et lui dises : « Fuck you. » Il recule, surpris, comme si tu avais craché sur lui. Tu continues ton chemin, mais tu sens son regard sur ton dos, lourd comme une pierre.
Dans le métro, une femme blanche serre son sac contre elle quand tu t’assois à côté d’elle. Tu pourrais lui dire : « Ne t’inquiète pas, je ne vais pas te voler. » Mais tu ne dis rien. Tu laisses le silence s’installer entre vous, épais comme une paroi de verre. Tu te demandes si elle voit en toi une menace ou une ombre. Tu te demandes si elle sait que tu es professeur, que tu écris des livres, que tu as deux enfants. Tu te demandes si ça changerait quelque chose.
À la télévision, un présentateur parle d’un jeune Noir abattu par la police. Il dit : « Il aurait dû obéir. » Tu éteins la télé. Dans la rue, un groupe d’adolescents te regarde passer. L’un d’eux murmure : « Regardez, une Noire qui se croit blanche. » Tu continues de marcher, mais tu sens leurs rires te transpercer comme des couteaux.
Source : Claudia Rankine, Citizen: An American Lyric, 2014
« Ne Me Laisse Pas Seule » (extrait)
La solitude est une chambre sans fenêtres. Tu t’assois sur le lit et tu écoutes les murs respirer. Dehors, le monde continue sans toi. Les voitures passent, les gens rient, les oiseaux chantent. Tu te demandes si quelqu’un pense à toi. Tu te demandes si quelqu’un t’attend quelque part.
La télévision est allumée, mais tu ne la regardes pas. Les images défilent : des guerres, des mariages, des funérailles. Tu te demandes pourquoi tu es là, seule, alors que le monde est plein de gens qui s’aiment, qui se détestent, qui se tuent, qui se sauvent.
Tu prends ton téléphone, mais tu ne composes aucun numéro. Tu as peur de déranger. Tu as peur qu’on ne réponde pas. Tu as peur qu’on te dise : « Pourquoi m’appelles-tu ? »
Source : Claudia Rankine, Don’t Let Me Be Lonely: An American Lyric, 2004
« Intrigue » (extrait)
Il y a une histoire que je ne peux pas raconter. Elle commence par un homme qui entre dans une pièce. Il porte un masque, mais ce n’est pas un masque, c’est son visage. Il dit : « Je t’aime. » Mais ce n’est pas de l’amour, c’est une menace. Tu recules, mais il avance. Tu dis : « Non. » Mais il ne t’entend pas. Il dit : « Tu es à moi. » Mais tu n’es à personne. Il dit : « Je vais te tuer. » Mais tu es déjà morte.
L’histoire se termine par un corps sur le sol. Ce n’est pas ton corps, mais c’est ton histoire. Ce n’est pas ton sang, mais c’est ta peur. Ce n’est pas ta voix qui crie, mais c’est ton silence qui hurle.
Source : Claudia Rankine, Plot, 2001
« La Fin de l’Alphabet » (extrait)
A est pour l’absence, pour les mots qui ne viennent pas. B est pour le corps, pour la peau qui se souvient des coups. C est pour le silence, pour les cris étouffés dans la gorge. D est pour la distance, pour l’espace entre toi et moi.
E est pour l’écho, pour les voix qui reviennent comme des fantômes. F est pour la peur, pour la nuit qui ne finit pas. G est pour le geste, pour la main qui se lève et qui frappe. H est pour l’histoire, pour les mensonges qu’on nous a appris à croire.
I est pour l’invisible, pour les blessures qu’on ne voit pas. J est pour la justice, pour les promesses jamais tenues. K est pour le couteau, pour la cicatrice qui ne guérit pas. L est pour la lumière, pour l’ombre qui la dévore.
Source : Claudia Rankine, The End of the Alphabet, 2014
« Juste Nous » (extrait)
Nous sommes assis à table, toi et moi. Entre nous, il y a un plat de nourriture, un verre de vin, un silence. Tu parles de ton travail, de tes projets, de tes rêves. Je hoche la tête, mais je n’écoute pas vraiment. Je pense à toutes les fois où j’ai dû me taire. Je pense à toutes les fois où j’ai souri alors que je voulais crier. Je pense à toutes les fois où j’ai dit « oui » alors que je voulais dire « non ».
Tu me demandes : « Qu’est-ce qui ne va pas ? » Je réponds : « Rien. » Mais ce n’est pas vrai. Ce qui ne va pas, c’est que je ne peux pas te dire ce qui ne va pas. Ce qui ne va pas, c’est que tu ne veux pas entendre ce qui ne va pas. Ce qui ne va pas, c’est que nous sommes là, assis à table, et que le monde dehors est en train de brûler.
Source : Claudia Rankine, Just Us: An American Conversation, 2020
PRÉSENTATION
Claudia Rankine est née en 1963 à Kingston, en Jamaïque, et a grandi à New York. Elle est l’une des voix les plus puissantes et les plus innovantes de la poésie contemporaine américaine. Son œuvre, à la fois lyrique, politique et expérimentale, explore les thèmes de la race, de l’identité, de la violence systémique, et de la condition noire aux États-Unis. Rankine est surtout connue pour son livre Citizen: An American Lyric (2014), qui a marqué un tournant dans la littérature américaine en mêlant poésie, essai, et image pour décrire l’expérience du racisme au quotidien. Ce livre, à la fois intime et universel, a remporté de nombreux prix, dont le National Book Critics Circle Award et le PEN Open Book Award.
Rankine a étudié à l’Université Columbia et à l’Université de Boston, où elle a obtenu un doctorat en poésie. Elle enseigne actuellement à l’Université Yale, où elle est professeur de poésie et d’écriture créative. Son travail se caractérise par une langue à la fois précise et évocatrice, capable de capturer les micro-agressions, les silences oppressants, et les moments de résistance qui définissent la vie des Noirs en Amérique. Elle utilise souvent des formes hybrides, mêlant poésie, prose, et arts visuels, pour créer des œuvres qui défient les catégories et provoquent une réflexion profonde.
Dans Don’t Let Me Be Lonely (2004), Rankine explore la solitude, la dépression, et la recherche de connexion dans un monde où les individus sont souvent isolés malgré leur proximité. The End of the Alphabet (2014) est une méditation sur le langage, la mémoire, et les limites de la communication. Just Us (2020) est une conversation sur la race, la blanchité, et les inégalités structurelles, écrite sous la forme d’un dialogue entre l’auteure et ses amis, sa famille, et des inconnus.
Rankine est aussi une essayiste et une critique culturelle renommée. Elle a écrit pour des publications comme The New Yorker, The New York Times, et The Guardian, où elle aborde des sujets allant de la politique raciale à la culture populaire. Son travail a été salué pour sa capacité à rendre visibles les expériences invisibles, à donner une voix à ceux qui sont souvent réduits au silence, et à challenger les lecteurs à remettre en question leurs propres préjugés.
En plus de son œuvre écrite, Rankine collabore avec des artistes visuels, des photographes, et des performers pour créer des projets multidisciplinaires qui repoussent les limites de la narration. Elle a notamment travaillé avec des photographes comme John Lucas pour Citizen, où les images renforcent le texte et créent une expérience immersive pour le lecteur.
Rankine est une figure majeure de la littérature afro-américaine contemporaine, et son influence s’étend bien au-delà des frontières des États-Unis. Son travail a inspiré une nouvelle génération d’écrivains et d’artistes qui cherchent à combiner l’art et l’activisme, à utiliser la poésie comme un outil de changement social, et à créer des œuvres qui sont à la fois belles et politiques.
BIBLIOGRAPHIE
Pour découvrir l’œuvre de Claudia Rankine, voici quelques-uns de ses livres majeurs, ainsi que des essais et des collaborations qui ont marqué la littérature contemporaine :
Citizen: An American Lyric (2014), une œuvre hybride qui mêle poésie, essai et images pour explorer le racisme au quotidien.
Don’t Let Me Be Lonely: An American Lyric (2004), une méditation sur la solitude, la dépression et la recherche de connexion.
The End of the Alphabet (2014), un recueil de poèmes qui interroge le langage, la mémoire et les limites de la communication.
Just Us: An American Conversation (2020), une exploration des dynamiques raciales sous la forme de dialogues et de réflexions personnelles.
Plot (2001), une collection de poèmes qui jouent avec les structures narratives et les attentes du lecteur.
Nothing in Nature Is Private (1994), son premier recueil de poèmes, où elle commence à développer sa voix unique.
Ses œuvres sont disponibles en anglais chez des éditeurs comme Graywolf Press et Penguin Books. Certaines de ses œuvres ont été traduites en français, notamment Citizen: Une Lyrique Américaine (éditions du Sous-Sol, 2018). Pour une plongée plus approfondie dans son univers, on peut aussi consulter ses essais et ses articles, disponibles en ligne sur des plateformes comme The New Yorker ou The Paris Review.