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PLACE AUX POÈMES

LIVRE ZOOM

73 - ZOOM BORGES


POÈMES



« El Golem »

Je suis celui qui n’est pas, celui qui sera. Je suis le vent qui souffle sur la tombe, Je suis l’écho de la voix qui s’éteint, Je suis l’ombre qui marche dans le soleil couchant.

Je suis le rêve du rabbin, sa folie, Sa volonté de modeler un dieu Avec de la boue et des mots sacrés. Je suis la créature qui se rebelle.

Je suis le Golem, qui ne sait pas qu’il est un rêve, Qui ne sait pas qu’il est de terre, Qui ne sait pas que son maître l’a oublié Et que son front porte le nom de Dieu.

Source : Jorge Luis Borges, El Hacedor, 1960


« El Aleph »

J’ai vu l’Aleph, de ce lieu Où se trouvent, sans se confondre, Tous les lieux de la terre, vus de tous les angles. J’ai vu l’océan, j’ai vu l’aube et la nuit, J’ai vu les visages des morts qui m’aiment encore, J’ai vu un cercle de cendres dans un désert, J’ai vu une femme de Trente qui ne sait pas qu’elle est belle, J’ai vu un homme qui, dans la pénombre, Trace des signes sur un mur pour que l’oubli ne l’emporte pas.

J’ai vu toutes les choses, et je suis l’Aleph, Je suis l’infini qui ne peut se dire, Je suis le point où tout se confond, Où tout est et n’est pas, où la mémoire Et l’oubli ne font qu’un.

Source : Jorge Luis Borges, El Aleph, 1949


« El Sur »

De l’autre côté de la rivière, il y a le Sud. Non pas celui des cartes, mais celui de mon sang, Celui où les hommes sont des couteaux, Où la nuit sent le jasmin et la peur.

Là-bas, un homme attend, qui est moi et n’est pas moi, Un homme qui a tué, qui a aimé, Qui a traversé les plaines à cheval, Qui a bu l’oubli dans les pulperías.

Je ne sais pas si je reverrai ce Sud, Si je reverrai ces rues où le temps S’est arrêté comme une horloge de sable. Mais je sais qu’il est là, comme une blessure, Comme un tigre qui dort dans ma mémoire.

Source : Jorge Luis Borges, Fervor de Buenos Aires, 1923



« Los Espejos »


Je ne suis pas celui que je vois dans le miroir, Ni celui qui regarde son reflet. Je suis l’autre, celui qui n’est pas là, Celui qui se cache derrière le verre.

Les miroirs sont des portes fausses, Des pièges de lumière et de silence. Ils nous montrent un visage qui n’est pas le nôtre, Un temps qui n’est pas le nôtre.

Un jour, je briserai tous les miroirs, Et alors, peut-être, je verrai enfin Celui que je suis vraiment : Un homme fait de mots, Un homme fait de rêves, Un homme fait de rien.

Source : Jorge Luis Borges, La Cifra, 1981



« El Tigre »


Je suis le tigre qui guette dans la jungle de mes rêves, Celui qui bondit dans l’ombre de mes nuits. Je suis la griffe et la dent, La soif et la faim, L’éclair jaune qui déchire la pénombre.

Je ne suis pas un symbole, Je ne suis pas une métaphore. Je suis le tigre, pur et simple, Celui qui tue pour vivre, Celui qui vit pour tuer.

Un jour, je me réveillerai Et je ne serai plus un homme, Mais une bête aux yeux de feu, Libre, enfin, dans la forêt du monde.

Source : Jorge Luis Borges, El Otro, el Mismo, 1964






PRÉSENTATION


Jorge Luis Borges, cet homme aux yeux pâles et à la voix douce, est né le 24 août 1899 à Buenos Aires, dans une bibliothèque. Ou presque. Son père, Jorge Guillermo Borges, était professeur de psychologie et traducteur de Shakespeare, et sa mère, Leonor Acevedo Suárez, lui lut Don Quichotte en espagnol avant même qu’il ne sache marcher. La maison familiale, remplie de livres en anglais et en espagnol, devint son premier univers, un labyrinthe de mots où il apprit à rêver en deux langues. Adolescent, il découvre les faubourgs de Buenos Aires, les orilleros, ces quartiers populaires où se mêlent le tango, le couteau, et une certaine forme de fatalité. Ces rues, ces visages, ces ombres, deviendront plus tard le décor de ses récits, où la violence et la métaphysique se côtoient comme deux amants maudits.

Borges perd la vue à l’âge de 55 ans, en 1955, à cause d’une maladie héréditaire. Cette cécité, qu’il qualifie de « don sombre », transforme son rapport au monde. Les livres deviennent pour lui des paysages intérieurs, et l’écriture, une manière de voir avec les mots. Il dirige la Bibliothèque nationale d’Argentine de 1955 à 1973, ironie cruelle pour un aveugle entouré de centaines de milliers de livres qu’il ne peut plus lire. Pourtant, c’est durant cette période qu’il produit certaines de ses œuvres les plus fulgurantes, dictant ses textes à sa mère ou à des secrétaires. Borges meurt le 14 juin 1986 à Genève, laissant derrière lui une œuvre qui a bouleversé la littérature mondiale, faisant de lui l’un des écrivains les plus influents du XXe siècle, un magicien des mots capable de transformer une bibliothèque en univers infini.

Son œuvre est un miroir brisé où se reflètent l’éternité, les labyrinthes, les tigres, et les bibliothèques sans fin. Borges écrit des poèmes qui sont des énigmes, des contes qui sont des théories, des essais qui sont des fictions. Il invente un genre où la frontière entre réalité et rêve s’efface, où le temps est un cercle, où l’identité n’est qu’une illusion. Ses textes parlent de l’infini avec la simplicité d’un enfant, et de la mort avec la légèreté d’un sourire. Voici cinq de ses poèmes, cinq portes entrouvertes sur son univers.











BIBLIOGRAPHIE


Borges a publié une œuvre foisonnante, où chaque livre est une pièce d’un puzzle infini. Ses recueils de poèmes, ses nouvelles, ses essais, et ses collaborations sont autant de portes vers des mondes parallèles. Voici quelques-uns de ses livres majeurs, à lire comme on explore un labyrinthe :

Fervor de Buenos Aires (1923), son premier recueil de poèmes, où il chante les faubourgs de sa ville natale avec une intensité presque douloureuse.

Luna de Enfrente (1925) et Cuaderno San Martín (1929), où il affine son style, mêlant métaphysique et quotidien.

El Hacedor (1960), un recueil de poèmes et de prose où il se met en scène comme un « faiseur » de mondes, un démiurge modeste et ironique.

El Aleph (1949) et Ficciones (1944), ses recueils de nouvelles les plus célèbres, où il invente des labyrinthes, des bibliothèques infinies, et des univers parallèles.

La Cifra (1981) et Los Conjurados (1985), ses derniers recueils de poèmes, où il médite sur la vieillesse, la cécité, et l’éternel retour des mêmes obsessions.

Obras Completas, publiée en plusieurs volumes par Emecé Editores et Gallimard, rassemble l’intégralité de son œuvre, des poèmes aux essais en passant par les nouvelles.

Pour ceux qui veulent explorer son univers, les éditions Gallimard (collection L’Imaginaire) et Emecé (en espagnol) proposent des traductions et des éditions critiques de ses textes. On peut aussi trouver certains de ses poèmes et nouvelles en ligne sur des plateformes comme Cervantes Virtual ou Poetry Foundation.

Borges est un écrivain qui défie les catégories. Il est à la fois poète, conteur, essayiste, et traducteur, mais aussi un rêveur éveillé qui a passé sa vie à explorer les confins de l’imaginaire. Son œuvre est un miroir où se reflètent nos propres questions : Qui sommes-nous ? Que reste-t-il de nous après la mort ? Comment vivre dans un monde où tout est labyrinthe, où chaque choix ouvre mille possibilités ?

Lire Borges, c’est entrer dans une bibliothèque où chaque livre en cache un autre, où chaque mot est une porte, où chaque silence est une réponse. C’est accepter de se perdre pour mieux se trouver, de douter pour mieux croire, de rêver pour mieux vivre. Comme il l’écrivait lui-même : « Je ne suis pas sûr que je sois quelqu’un, mais je suis sûr que la littérature est une des formes du bonheur. » Et c’est peut-être là, dans cette quête obstinée de la beauté et du sens, que réside son plus grand enseignement.